ACCUEIL » PUBLICATIONS » ANCIENS NUMEROS » L’Afrique dans le XXe siècle. Savoirs, concepts, méthodes et doctrines scientifiques, numéro 3, volume 1, janvier 2020 » Articles de ce numéro

AN =  Bulagu.

4 février 2020
Version PDF Enregistrer au format PDF

Samuel Mbadinga,
Chimène Mado Malise Ntsame Mboulou,
Université Omar Bongo (UOB)
Département de Psychologie,
Centre de Recherches et d’Etudes en Psychologie CREP),

Jean Joseph Bissiemou,
Marie Joseph Mouiti Mouiti ép. Ovono,
Laure Nzoutsi,
Doctorants,
Université Omar Bongo (UOB)
Département de Psychologie,
Centre de Recherches et d’Etudes en Psychologie CREP)

Lire le résumé

  • « La colère est une courte folie ».
    Horace
  • « La définition de la folie, c’est de refaire toujours la même chose et d’espérer des résultats différents ».
    Albert Einstein

Bulagu est le terme usité en langue Ipunu (une langue bantou parlée dans le sud du Gabon), pour nommer la « folie ». Dans la même langue, dilagu désigne le « fou ». Depuis des temps immémoriaux, au gré des contextes, des époques, des milieux, des circonstances et de situations de vie, chaque groupe linguistique, s’est dotée soit d’un mot ou de plusieurs soit d’une expression langagière ou de plus, pour nommer la folie et la sagesse. Dans ce sens, bien qu’évoquant l’aliénation, le déséquilibre mental, la démesure, l’errance et la déraison, la folie n’est jamais loin de la sagesse, l’une faisant peser des contraintes sur l’autre, et vice-versa. Au contraire de la folie, la sagesse renvoie à la raison, la tempérance, la mesure, le bon sens, le jugement juste à rendre dans un conflit, la capacité de distanciation par rapport aux événements auxquels on peut être confronté.

La présente contribution se veut être une approche psychopathologique des images et marges de la folie, dans la vie quotidienne, en contexte interculturel, en référence à la perspective Freudienne (1901 ; 1985), dans laquelle il entreprend de trouver une signification inconsciente à certains actes ou manifestations ordinaires considérés comme anormaux chez l’être humain, sans qu’ils ne correspondent aux critères définissant la folie. L’objectif assigné est de montrer que si le paradigme de la folie est universellement admis et constitue une forme de décrochage du sujet de la « la réalité matérielle » (S. Freud, 1900 ; 1967), il n’en va pas pour autant ni de son caractère polysémique ni des seuils de tolérance qui eux, sont culturellement et socialement codifiés, et donc à géométrie variable. Notre intérêt est de tenter de saisir quantité d’idées véhiculées autour de la notion de folie à travers le temps, l’espace et les nombreux sens différents que l’on a toujours attribué à ce mot vieux comme le monde (Y.-H. Haesvoets, 2015).

1. Quelques considérations d’ordre général

1.1. Définitions
Les termes sur la base desquels s’élabore cette réflexion nécessitent qu’on s’y arrête et qu’on les reprécise. Au premier abord, la notion de folie et le mot fou ont chacun un sens propre et des sens figurés. Le mot français « folie » dérive du latin follis qui signifie « outre gonflée », l’ « outre » étant une peau cousue en forme de sac, et J. Birouste (1989) insiste d’ailleurs, fort justement, sur l’idée du vide de la relation, qui sert de récipient, et dont le sens a pu s’étendre au terme « ballon ». Le fou ici, est alors comparé à un ballon (dandinant) qui se balance gauchement avec nonchalance, qui va de côté et d’autre (L-M. Morfaux, 1980). En Psychiatrie et en Psychopathologie, le terme folie est considéré comme étant général et vague, utilisé comme fourre-tout pour désigner toutes les formes d’entités nosographiques. Et ce, dans leurs dimensions autant biologiques, psychologiques, que sociales (J. Nevid et al., 2017) voire culturelles. De façon classique, le mot folie est synonyme de la déraison, de la perte de la réalité et des liens sociaux dans toutes les cultures. Elle désigne un état de déséquilibre ou de perturbation mentale dans lequel l’individu se trouve de façon plus ou moins durable. Le mot folie ouvre sur un temps d’une humanité abîmée, et dont l’espoir d’un retour à la normale reste sujet à caution. L’écart à la norme qu’elle constitue est porteur d’un message, polyphonique.

1.2. Brève histoire de la folie et son rapport à la culture

Folie, maladie et culture : quel sens ?

Au cours des siècles, le sens donné à la maladie a souvent varié selon le temps, l’espace et la culture où l’histoire de la folie trouve son explication aussi bien dans les théories magico-religieuses ou animistes que dans les théories rationnelles ou expérimentales. Les premières attribuent à la colère divine ou démoniaque, la cause de la maladie, envisagée comme la conséquence de la sanction d’une faute, d’un péché, d’une transgression volontaire ou non de la Loi (F. Laplantine, 1986). Conception présente dès l’antiquité (Dachez, 2004) où la folie est associée à un aveuglement, une errance sans but ainsi qu’à la violence. Le terme folie est une notion extrêmement polysémique au point que les images de la folie ont toujours été nombreuses, riches, variées et hétéroclites, leur utilisation pouvant se faire de manière triviale et/ou péjorative (Y.-H. Haesvoets,op. cit.). Certains auteurs comme M. Reynaud et al., (1989), considèrent que la folie est non seulement une expérience humaine individuelle et sociale mais également la perception sociale et culturelle de la façon de faire et de la manière d’être au monde d’un individu. Et qu’à cet effet, il introduit l’ombre portée de la maladie mentale, notamment ses différences irréconciliables avec les autres maladies. Chaque société fait ses fous, définit leur statut de fou, et crée, pour les prendre en charge, une institution qui ne peut que les transformer en objet (M. Mannoni, 1970). Le fou investit la marge, se meut dans des espaces publics tout en étant coupé du monde. Il tient un discours en rupture avec la réalité, et dont l’histoire s’écrit à partir des frontières et des seuils subjectifs. Si comme le pense Foucault, cette réalité ne peut exister que dans une société, et nullement en dehors des formes de la sensibilité qui l’isole et des formes de répulsions qui l’excluent ou la capturent (1972), elle ne peut faire abstraction de la culture et du temps qui en constituent la substance et y introduisent les variations. S’agissant des images, rappelons qu’elles renvoient à la représentation des choses et évoquent le contexte comme condition nécessaire à sa compréhension. Cependant, l’image habituelle de la folie n’est pas préférentiellement connotée à la maladie, mais plutôt à des jugements moraux ou à des mythes, relativement constants dans l’histoire de l’humanité » (M. Reynaud & al., 1989). Et Parmi les images qu’évoque la folie, il y a, entre autres, sa dangerosité, son imprévisibilité, sa supposée contagion et son incurabilité. Mais l’accent est également mis sur le sens figuré des mots « folie » et « fou », compte tenu de toutes les significations qu’ils charrient. A propos des marges, elles désignent les espaces d’inflexion du sens de la folie qui situent certains actes, pensées, paroles ou manifestation, au bord de la folie pure. Ce qui, dans une certaine mesure, laisse, in fine, envisager une sorte de réconciliation entre le normal et le pathologique au sens de G. Canguilhem (1966 ; 2015) qui soutient l’idée d’une altération qualitative qui sépare le normal du pathologique. Aussi, accorde-t-il à l’expérience, dans sa dimension affective et non à la science, la capacité pour le vivant de reconnaître les catégories de santé et de maladie. En se référant à certains archaïsmes archétypaux, la folie véhicule certaines images qui vont de la honte et du tabou, à la violence et la haine, en passant par la peur, l’angoisse et la colère (Y.-H. Haesvoets, op.cit.).

Devenue par la force des choses et du temps synonyme de civilisation (sous l’influence de l’anthropologie anglosaxonne), la culture désigne l’ensemble des traditions, techniques et institutions qui caractérisent un groupe humain (G. Durozoi, A. Roussel, 1997). Ainsi comprise, la culture est essentiellement normative et participe à la construction de la personnalité.

2. Questionnement et examen critique autour des images et marges de la folie

D’une culture à l’autre, et selon les sociétés et les époques, des multiples façons s’offrent à la folie pour faire images et marges. C’est ainsi que l’on peut se demander, comment le fou est-il perçu sous l’angle culturel et social ? Quels sont les marqueurs socioculturels de la folie ? Comment les images et les marges de la folie, saisies dans le temps et l’espace de la psychopathologie de la vie quotidienne interculturelle, s’articulent-t-elles au procès d’une économie ad hoc ? Comment ce qui s’apparente à la « folie » tente-t-il de se faire reconnaitre comme moment disruptif de l’épreuve de réalité à travers une instrumentalisation signifiante ? Dans son usage courant, le mot « folie » fait-il systématiquement entendre ce qu’il est sensé nommer ou bien est-il de nature à épouser les situations, les contextes ou les lieux de sa production ? En prenant en compte la multiplicité et la diversité d’expressions portant et comportant la notion de « folie », sa polysémie ne connote-t-elle pas tout simplement une difficulté à circonscrire le périmètre de son énonciation ? Dans tous les cas, loin de lever certaines ambiguïtés cette polysémie n’est-elle pas de nature à les renforcer, aussi bien dans l’énonciation que dans le sens inféré ? Doit-on systématiquement se limiter à définir la folie par opposition à la sagesse ou à la raison, ou bien doit-on admettre, comme l’a fait Freud pour ce qui est du normal et du pathologique, l’hypothèse risquée d’une simple différence de degré et non de nature ? En portant sa réflexion sur « comment penser la folie ? », Ch. Fierens (2005) suppose la présence d’un grain de folie chez tout être humain, présomption qu’il problématise à l’aide des interrogations suivantes : « Qui n’a jamais perçu une sensation sans fondement dans la réalité ? Qui n’a jamais conçu un argument sans rapport avec la réalité ? Qui n’a jamais voulu un acte qui défiait la réalité ? Comment penser ces écarts de la perception, ces absurdités de l’intelligence et ces extravagances de la volonté qui sont susceptibles de se présenter chez tout un chacun ? Comment en parler si ces folies défient le fonctionnement de toutes ces facultés ? Comment pourrait-on se fier au bon sens pour guider la parole si le grain de folie germe déjà dans un coin perdu du bon sens ? » (2005 : 7). Tout ce questionnement semble se résumer à l’idée d’une frontière ténue entre ce qui pourrait relever de la folie et ce qui ne le serait pas.

2.1. Problème
Au regard de la polysémie du mot « folie », les expressions qui en sont porteuses comportent une pluralité de sens au point de se trouver confronté à la difficulté d’établir une limite absolue entre ce qu’elle désigne, son sens propre et ce qu’elle représente, le sens figuré, rapportée au contexte.

2.2. Question de recherche
De quoi la folie est-elle le nom eu égard à la variété des images qu’elle génère dans le champ lexical chez les humains ainsi qu’aux marges par eux établies et à partir desquelles elles tirent son inscription symbolique en contexte interculturelle et en psychopathologie de la vie quotidienne ?

2.3. Hypothèse
Nous partons de l’idée que la culture qui comporte ses propres conditions d’adaptation et d’inadaptation, ses propres contraintes et contradictions internes et qui les fait peser sur les individus vivant dans une société donnée en tant que sujets, porte en elle un référentiel psychopathologique de la vie quotidienne, qui lui est propre, et qui émerge de façon subtile en contexte clinique interculturel. Tel qu’il est utilisé dans le langage courant, le mot « folie », entendu comme signifiant, n’est pas toujours lié à la réalité qu’il est sensé nommer mais surtout à l’idée qu’il représente. Le lien se trouve ainsi noué entre le signifiant folie et ce qu’il suggère ou insinue. En considération de ce qui précède, nous admettons que la folie renvoie à ce qui est, ou s’apparente à une forme de décrochage du sujet avec ce que Freud nomme « réalité matérielle » mais qui introduit également l’indistinction des lignes de partage entre la sagesse et la folie, la raison et la déraison, le normal et le pathologique. Elle donne naissance à une pluralité d’images qui, en relief, constituent des marges ou des seuils de tolérance établis relativement à chaque contexte. En appui au point de vue exprimé par M. Raynaud et al. (1989), nous pouvons considérer que la folie est le nom de ce qui échappe, ce qui ne se comprend pas, ce qui se soigne difficilement, ce qui marque la présence d’une limite ou d’une frontière entre le familier et l’étrange, l’éphémère ou le passager et le durable ou l’irréversible. Couramment utilisé avec un accent de légèreté poétique, d’ironie critique et de gravité psychopathologique effrayante, elle confronte le sujet à une inquiétante altérité.

2.4. Examen critique de quelques données du champ lexical relatif aux signifiants « folie » et « fou »
Dans la plupart des langues, il existe tout un champ lexical autour de la « folie » qui renvoie aux diverses formes d’aliénation ou de maladies mentales (G. Durozoi, A. Roussel, op. cit.). La richesse de ses représentations socioculturelles, qui ne sont pas toutes négatives, traduit l’extrême ambiguïté des attitudes à l’égard du fou que l’on chasse ou que l’on exhibe, que l’on enferme, ou que l’on assiste (M. Reynaud & al., op. cit.).

En Punu, une des langues bantou parlées au sud du Gabon, Ulagug signifie devenir ou être fou ; le substantif dilagu, désigne le fou, au sens diagnostic du terme et renvoie au statut du sujet présentant un dysfonctionnement mental ; amalagug, verbe conjugué au passé composé, signifie il (ou elle) est devenu(e) fou (folle) ; ugangue bitsafini, expression utilisée en Punu et qui se traduit littéralement en français par « attraper les rameaux ». L’expression pourrait s’inspirer de la situation du naufragé qui voulant se sauver de la noyade, s’agrippe aux rameaux dans un instinct de survie, témoignant ainsi de la faiblesse des liens avec la réalité concrète et de la fragilité de l’ancrage au réel. ; uvule bikutu, autre verbe conjugué avec complément d’objet direct, signifie « se déshabiller, se dévêtir, ôter ses vêtements en public ». Cet acte suppose la perte de l’estime de soi, la perte des limites entre l’intérieur et l’extérieur et évoque un trouble narcissique avec effet sur le rapport à l’altérité ; ubule bipèle se traduit par « casser les assiettes » comme pour rendre compte d’une crise d’angoisse, d’une perte de contrôle de soi ; ulaba biriariamu, signifie « halluciner » ; mavovose ou encore uvose makulini signifie « dire n’importe quoi », « délirer, parler pour ne rien dire » ; Mabuku ngongu peut se traduire en français par « angoisse » ; egulu mabuku ngongu signifie « être angoissé » ; edji na ditengu se traduit par « manger avec un fantôme », « être anorexique » ; usomune se traduit, en français, par la désincarnation et peut être traduit par « dépersonnalisation » ou « possession ».

En fang, une autre langue bantou parlée au centre, au nord et à l’est du Gabon, a so eki, désigne « la folie », la maladie mentale, et a kone nnem, « le fou », la personne malade mentale ; afom et aton, désignant le délire. Aso qui peut être traduit par se dépasser, transcender, abuser, délirer, évoque l’idée de sortir de soi, d’être hors de soi. Quant à éki, le terme signifie interdit, tabou. Et le mot composé a so éki, évoque la maladie causée par la transgression de l’interdit, des normes ou règles morales. La notion de nsuso éki, marque la responsabilité du malade dans la survenue de sa maladie. O Koan est l’autre terme fang, utilisé pour désigner la maladie. L’expression en langue fang est akoan nnem. A koan (être malade), nnem (cœur). Sans doute inspiré par la symbolique du cœur en langue fang, considéré comme le centre énergétique de l’humain ou la personne en tant qu’être doué de connaissances, d’intelligence, d’affectivité et d’émotions. A kaon nnem peut dans ce cas, se traduire par l’idée de perdre la raison, alors que nkukoan nnem, serait utilisé comme autre substantif, pour désigner la personne malade. Ce que l’expression donne à entendre est que le fou est insensible, cruel, sans cœur et inhumain. On pourrait même supposer que akoan nnem évoque une maladie ayant une cause naturelle due à un dysfonctionnement physique ou mental, tandis que aso’éki serait une maladie ayant une origine mystique. Afom, est le verbe utilisé en fang et qui correspond à la fois aux verbes « délirer » et « halluciner ». A’fom, forme conjuguée se traduit par « il délire, il hallucine », pour désigner une personne qui parle seule, entend des voix, etc. Le mot fang Aton désigne un comportement agressif déraisonnable, un accès maniaque avec risque de passage à l’acte. A ton (il délire, en français)se dit d’un malade qui présente des troubles de l’humeur euphorique, qui est agité, agressif, colérique, etc. Selon Hélène Carole Edoa Mbatsogo (2015), la folie qui atteint la personnalité humaine, a aussi ses « éki ». Chez les fang, dans le traitement de la folie, tout ce qui est proscrit a un sens et la transgression donne lieu à une sanction. Certains aliments, activités, attitudes, etc., vont être eki pour le fou et pourraient agiter ce pauvre « cœur fragile » (déséquilibré, instable) et provoquer de nouvelles crises. Cas de la proscription de la consommation de certaines viandes (gazelle), etc. y compris l’eau utilisée pour les bouillir.

En Gisir, une autre langue africaine parlée au sud du Gabon, bivulu désigne la folie ; gubèl bi vulu signifie être fou ; gubul bi pèl, signifie casser les assiettes ; gutabul du rémbu se traduit littéralement par traverser la rivière ; guvévile signifie déambuler, errer ; gube ne bi vulu signifie devenir fou ; tube bipopu veut dire, raconter n’importe quoi, dire des choses insensées ; gupambemuge signifie délirer ; guambile ne meténgu se traduit par parler avec les fantômes, et qui signifie délirer ; gulu mambu ne punge se traduit littéralement par entendre les choses à travers le vent, ce qui renvoie aux hallucinations auditives ; gutsiémugilu signifie ne plus avoir de repères, avoir perdu ses repères, ce qui pourrait évoquer la confusion mentale ; gubèle est le terme générique qui signifie maladie.

En français, plusieurs expressions montrent l’extraordinaire polysémie des termes « fou » et « folie ». C’est le cas d’« avoir un grain de folie ». Cette expression évoque la présence d’une dose minime de folie chez une personne qui reflète une tendance à une conduite brusque, étrange et inhabituelle et qui fait penser à un moment de folie passagère, ce qui va plutôt dans le sens d’accorder des marges à la folie pure. Paradoxalement, un espace peut contenir un « monde fou », tout comme « il peut être fou de monde ! » Il s’agit, ici, de décrire la présence nombreuse en termes de dépassement des limites, l’affluence et la multitude de personnes rassemblées en un lieu, pour un temps et une cause donnés. On parle aussi d’une « histoire de fou », qui peut s’entendre non pas comme une histoire racontée par un « fou », ou concernant un ou des fous, mais plutôt comme histoire étrange, troublante, déconcertante, incompréhensible, disons, « une histoire à dormir debout ». Associé à l’expression de la gaieté ou généralement de l’humeur euphorique, on parle de « fous rires », pour traduire la bizarrerie dont ils dénotent par le côté irrépressible, étonnant, bruyant et incontrôlé, anormal et excentrique. Ce qu’il faut entendre ici, c’est qu’il peut, de temps à autre, nous arriver de rire comme le ferait un fou, sans raison apparente (pour l’observateur) mais sans pour autant être « fou ». L’expression illustre bien l’idée que la folie peut aussi et par moment s’exprimer par le rire, ce que l’on retrouve dans la névrose hystérique, les psychoses aigües telles que la bouffée délirante polymorphe, la confusion mentale, l’hypomanie et la manie ou encore la psychose chronique telle que la schizophrénie dont la paraphrénie est l’une des formes d’expression (avec les rires immotivés). Dans le même sens, on peut également être « fou de joie », rappelant ainsi que la joie peut inonder un être humain, l’envahir, au point de l’amener à perdre momentanément contenance. Dans le registre des émotions, l’on retrouve la locution adverbiale « fou furieux », pour signifier la folie associée à la furie, à la fureur brutale, à la rage, ou à la colère extrêmement violente. Il revient que sous l’effet d’un accès de colère, on est comme pris de folie, la colère étant, pour Horace, une courte folie, la fureur et la rage étant perçues par le commun des mortels comme l’une des manifestations de la folie. En revanche, quand on est « fou d’amour », c’est qu’ « on aime à la folie », avec en arrière-plan, l’idée que l’excès d’amour « rend fou », ou pour être plus prosaïque, que « l’amour rend fou ». Faisant référence au discours produit dans le cadre de l’érotomanie psychotique – en tant qu’illusion délirante d’être aimé – R. Gori est amené à conclure qu’il faut nécessairement être fou pour croire que quelqu’un vous aime (1989). A l’inverse, le « fou-de passion », laisse entendre une forme de consumation passionnelle, démontrant ainsi que Thanatos est à l’œuvre là même où Eros l’a installé avec l’idée qu’on brûlerait d’amour (J. Birouste, 1989). « Etre fou d’amour » c’est perdre toute possibilité de prendre du recul ou de la distance par rapport à l’objet aimé, la raison étant submergée par l’amour. Aussi, l’expression « agir comme un fou » est utilisée non pas en raison du caractère pathologique des actes posés que de l’impression d’être face à des actes incompréhensibles, ce qu’il revient à dire que la personne se comporte en tutoyant les limites posées par le contexte à l’image d’un fou, sans pour autant être malade. Dans le domaine de la sécurité et de la protection, le mot composé « garde-fou » est suggestif d’imprévisibilité et d’insécurité que connote le fou. Il ne s’agit nullement de désigner un quelconque lieu dédié à garder des fous, mais fait plutôt allusion à une barrière de protection pour tous, placée sur les côtés d’un escalier ouvert ou à tout autre endroit dont le rôle est d’empêcher des chutes accidentelles, si l’on n’y prend garde. Sous l’angle religieux, l’appellation « fous de Dieu » est assurément inspirée par le fanatisme et le prosélytisme, pour désigner des personnes qui commettent d’horribles crimes au nom de la religion. Cette forme de terreur est à localiser là où la pulsion s’abrite dans la religion et où le pulsionnel prend la figure du religieux pour se mettre en acte, pour passer à l’acte criminel, comme tentative, pour chacun des acteurs, de trouver des solutions à ses propres conflits psychiques. A l’échelle de la royauté, on parle de « fou du Roi. L’expression figure plutôt le caractère quelque peu farfelu d’un homme qui rappelle le personnage bouffon et comique dont le rôle, à la Cour, était de distraire le Roi et d’égayer sa cour, de tenir, au nom du Roi, des propos scabreux, indécents et licencieux, pouvant heurter la morale, tout en s’autorisant à critiquer, de temps en temps, le Roi, lui-même. Porteur de vérité, le fou du Roi pouvait briser les tabous, en s’attaquant à n’importe quel sujet, avec la liberté de parole et de ton reconnus au fou. Une posture qui lui permettait de s’affranchir d’un certain nombre de contingences morales pour dire la vérité sans aucune crainte de représailles, bien que relevant, en apparence, de la plaisanterie, de la satire ou encore de la moquerie, une manière de personnifier la conscience morale ironique. Néanmoins, il n’échappe à personne que l’« on peut rendre quelqu’un fou », en lui faisant perdre la tête, tout son sang-froid, son calme, toute sa patience mais aussi en le poussant à décompenser, en le rendant malade mental (A. Searles, 1977).

Au terme de ce catalogue de mots, locutions et expressions langagières, naturellement non exhaustifs, vectorisant des images et marges de la folie, l’on note une frontière non étanche entre la folie-maladie et la folie apparente, la raison et la déraison, le bon sens et la stupidité. Des images qui instituent des marges entre ce qui relève de la norme, du défaut et de l’excès, de l’acceptable et du tolérable, entre l’imitation (Molière dans Le malade imaginaire) et l’authentique fou de l’asile.

3. Illustration et réflexions sur les agirs associés aux images et marges de la folie

A y regarder de près, le terme de folie n’a de sens que lorsqu’il est appliqué à des individus qui eux-mêmes appartiennent à une société et à une culture données. A titre d’illustration, nous rapportons, ici, l’histoire d’un conflit familial relevant de la psychopathologie de la vie quotidienne interculturelle, d’où émerge une scène extravagante et subversive. L’objectif ici, est d’éclairer, par un épisode particulièrement évocateur, les images et marges de la folie.

3.1. Images et marges de la folie dans l’histoire d’un conflit familial
Kogu, 50 ans, est de 4 ans, la cadette de Muketou qui en a 54. Elle est la 3ème d’une fratrie de 9 enfants dont 3 frères et 5 sœurs. Elle-même, mère de 5 enfants issus de pères différents, doublement grand-mère, elle vit en concubinage avec Julien, le père de son dernier garçon, âgé de 12 ans. Mais, Kogu entretient des relations tumultueuses avec ses parents et particulièrement tendues avec son frère ainé, Muketu, qu’elle accuse de sorcellerie et de bien d’autres insanités. Elle manque non seulement de respect à ce dernier mais le tient surtout pour responsable des décès enregistrés dans la famille ainsi que des problèmes de maladie et d’échecs scolaires de ses enfants. Elle aurait consulté plusieurs ngangas qui ont identifié l’aîné (bouc-émissaire), comme étant le sorcier de la famille, et donc à l’origine de ses malheurs. Choqué et blessé dans son amour propre par ces accusations, Muketu décide, de bonne foi, de se rendre chez sa sœur, en compagnie de deux de ses frères cadets, pour tenter de mettre au clair cette piquante affaire. Surprise par leur arrivée, elle les accueille froidement, et leur demande, les raisons de leur présence chez elle. Muketu les lui signifie. Ce qu’elle n’apprécie pas en leur faisant part de son refus d’en parler, position assortie de la menace de se dénuder s’ils insistent et ne repartent pas de suite. Convaincus qu’il s’agissait d’une opportunité à ne pas rater et déterminés à tirer au clair cette situation offensante et désobligeante pour Muketu, les frères insistent et exigent que l’échange ait lieu « hic et nunc », et ce qui devait arriver arriva. En présence de son concubin, et emportée par une haine réchauffée, Kogu se retourne, retrousse sa jupe, se courbe et leur montre, de façon ostentatoire, son derrière (ubagmine en punu), ce qui crée un fulgurant et inénarrable moment de panique au salon, conduisant les trois frères, heurtés de front et horrifiés par le caractère obscène et graveleux du spectacle, à se bousculer à la porte, pour quitter précipitamment les lieux, dans une étrange et vertigineuse atmosphère de « sauve qui peut ». La grossièreté, la violence et le caractère scandaleux de ce « donner à voir » fait ainsi écho à l’idée de Rabelais, reprise par Freud (1922 ; 1912), qui postule que le diable s’enfuit quand une femme lui montre sa vulve… Se pose, de toute évidence ici, la question de la malédiction du nu, au sens de F. Héritier (2013), Kogu ayant, par ce geste, l’intention de punir et de maudire.

3.2. Commentaire
Bien que choquant, renversant et sidérant, cet acte limite sinon à la limite du normal, en apparence mûrement réfléchi et donc prémédité, consistant à montrer son derrière, de surcroît, à ses frères envers lesquelles elle nourrit une hostilité sans bornes, a une portée symbolique punitive et donc une fonction castratrice. Le passage à l’acte est troublant, fortement agressif et violent, puisqu’il vise à porter malheur à son destinataire, confronté à l’exigence de réparation d’une faute supposée. Cette mise en scène est donc porteuse de malédiction pour qui la subit, étant entendu que, dans le contexte socioculturel duquel surgit la réaction de Kogu, l’objectif, par elle visée, semble être d’attirer sur les frères, les pires malheurs, tout en les contraignant à renoncer à toute possibilité de demande d’explication sur ses accusations. Par cette mise en scène plutôt indécente, subversive et pleine de légèreté, témoignant une forme de régression à caractère incestueux, elle traduit, ici, de la manière la plus crue, l’excès de haine ou le mal extrême voire la malchance acharnée qu’elle souhaite à ses frères, et principalement à l’aîné qui apparaît comme sa bête noire. Visiblement, la malédiction dont il est question ici, chez les punu du Gabon, ne peut qu’avoir des effets intersubjectifs, au regard de l’intériorisation des prescriptions culturelles au travers desquelles, la sexualité est tabou, les hommes ayant particulièrement en horreur, la vue du sexe féminin. En référence aux rites et aux croyances traditionnels gabonais, en général, quand la femme maudit, soit elle s’assied à même le sol et avance sur les fesses soit elle lui montre son derrière (pour mieux voir sa vulve), acte relevant, en droit, de l’attentat à la pudeur, et au plan psychologique tout aussi laid et effrayant, abominable et monstrueux. Par la force des choses, déterminée à se défendre, Kogu emprunte la posture outrageante de la folie passagère, en se servant d’une conduite offensive, d’une violence inouïe, comme mécanisme de dégagement, contre ses frères qui semblent l’acculer, en voulant mettre à nue ce qui s’apparente à de la délation, visant à entretenir un conflit dont les croyances superstitieuses en constituent le support. Et pour tenter d’échapper à l’angoisse liée à cette situation péniblement vécue par Kogu et qui suscite, chez elle, un sentiment de culpabilité, cette dernière adopte un fonctionnement contre-persécutif, au moyen du mécanisme de déplacement substitutif et se fait ainsi passer pour une victime, donc objet de persécution de la part de son frère et plus généralement, de sa famille. Dans ce contexte précis, si cet acte, bien qu’évoquant l’une de nombreuses images de la folie, peut être tolérée et en constituer l’une de ces marges, du fait qu’elle se situe aux abords de la folie et que le message sous-entendu mais tout de même perceptible, relève de la ruse et comporte une dimension d’intentionnalité, il n’en reste pas moins vrai qu’un tel spectacle, en dépit de sa contingence, pourrait laisser penser à quelque chose de l’ordre de la folie-maladie, chez une femme qui porte une blessure profonde, et qui a perdu le sentiment de honte. On peut assurément douter qu’une telle expérience ne puisse pas questionner tout observateur sur son rapport à la réalité en lien avec une forme de décompensation psychotique classique, dont l’évolution nécessiterait un regard et une attention cliniques. A juste titre, comme nous l’avons vu plus haut, uvule matsande, en punu, qui « évoque le fait de se dévêtir en public, montrer sa nudité en public, dévoiler l’intimité de son corps », traduit l’image de la « folie », comme trouble. Or, s’il peut arriver dans certaines sociétés, que le nudisme soit toléré, il reste en revanche tabou dans d’autres, même si dans l’une des expressions de l’image et marge de la folie, on parle de « fou habillé ». Ces quelques exemples tendent à nous enseigner que ce qui peut être considéré comme relevant de la folie, dans un cadre déterminé, peut être toléré dans un autre. Preuve que la « folie » est d’abord une question de normes culturelles et sociales. Ce qui revient avec force, c’est bien entendu la culture et la société comme désignation des lieux où la folie, tracé d’un point de rupture, prend ses sources en tant que discours, conduite ou comportement s’écartant de la norme. Nulle surprise d’une telle entaille, car, l’apparition de la faillite de la raison ou de la raison défaillante interroge le clinicien psychiatre ou psychologue, le psychopathologue, le psychanalyste, bref, le « supposé savoir » (Lacan) sur la folie.

3.3. Marges de la folie dans la culture et marges de la culture dans la folie
Dans un lent cheminement, d’un savoir qui ne semble pas se savoir et qui ne sait pas tout – ce savoir sur le psychisme dans la culture gabonaise voire africaine – la folie se dévoile surtout comme moment d’une déculturation de l’individu que comme instrument de la non-transmission de la culture, tout en étant l’occasion d’un questionnement profond touchant à la place et au rôle de la folie dans la culture et inversement.. Elle est toujours remise en question de l’identité, de la culture et du lien social, au sens où elle met en question les fondements culturels de la personnalité, chers à R. Linton (1945 ; 1956). A contrario, la culture fonctionne comme instrument de mesure de la folie, au sens où elle permet de cerner les limites ou les marges de la folie par rapport aux normes culturelles. A moins de considérer, dans l’optique des représentations sociales et culturelles, plus souvent porteuses d’une psychologie naïve des foules, qu’il existerait des cultures de la folie où la folie serait la norme, ou encore, des sociétés de fous dans lesquelles tous les membres auraient perdus la raison. Ce qui relèverait plutôt de l’absurde. Curieux destin, tout de même, pour ces deux figures de l’universel – folie et culture – dont les productions résultant de la créativité se confondent à l’infini (Aristote, Kant, Léonard de Vinci, Van Gogh, Rimbaud, Nerval, etc.), ce qui est loin d’empêcher le fou à en croire raison, d’une part, ses yeux, ensuite, et ses oreilles, enfin, à défaut de croire à la raison de la culture et de surcroît, de s’inscrire dans la culture de la raison ou de la raison culturelle. Si dans une acception plus stricte, la culture institue, offre et décrit les acquisitions normatives d’une société, la folie elle, décrit le négatif de la norme constitutive des marges culturelles et sociales en tant qu’espaces symboliques vécus comme altérités. Ayant prise sur l’imaginaire, la folie exprime l’authentique vertige de la pensée en mode brut. Une pensée qui ne se pense pas, adultérée, à l’orée de l’inconscience, souvent contaminée par les « icônes culturels » (S. Mbadinga, 1999, 1). Par l’effet de sa vérité chiffrée, elle se donne à entendre et à voir, bien que susceptible d’un déchiffrement par la très subtile et complexe technique psychanalytique des associations libres et de l’interprétation sous transfert. En question, ici, cette pensée trouble, divagante et vagabonde, qui emprunte des détours en tracés sinueux. Une pensée qui déloge tout ou partie de la raison, en déphasage avec le principe de réalité, démythifiant, de la sorte, l’humain de sa supposée prétention à la raison (allusion faite à cette blessure narcissique infligée par Freud à l’homo sapiens et au cogito cartésien, remis en question et enrichi depuis plus d’un siècle par l’avènement de la perspective de l’homo psychanalyticus (C. Chiland, 1990), et qui, en l’imaginaire et au symbolique, trouve le support privilégié de son énonciation et de son inscription. Ainsi, la question des rapports entre folie et culture se poserait, à ce point où la folie, à travers ce qu’elle peut naturellement offrir comme productions ou créations de l’esprit, souvent spectaculaires et parfois même positives se substitue à la culture, plaçant le « fou » dans une position de précarité culturelle, sociale, familiale et psychique tout autant que de marginalité. Si la psychopathologie interculturelle, dans le contexte africain, doit s’autoriser d’une démarche critique, donc relativement objective, c’est de ne pas se réduire au seul et unique référentiel venu d’ailleurs, en dépit de ce que ce dernier arborerait le label qualité de l’internationalisation et de l’universalisation du discours et des modèles de compréhension free-culture de la folie.

3.4. Des limites conceptuelles
Mais qu’est-ce donc qu’une marge sinon cet espace extra-normatif invalide, hors des limites et du cadre de référence socioculturelle ? Ordinairement, cela renvoie à un espace-temps, dont les liens se sont relâchés, qui intervient là où les limites de la raison déconstruite s’instituent, là où la déraison tente de s’y construire, s’énonce et prend effet, là où s’affirme une vision oblique du monde. D’ailleurs, l’Oxford English Dictionary de J. Murray (1884 ; 2019), sur laquelle s’appuie A. Green (1990) dans son approche théorique, définit la limite comme une ligne de démarcation et le cas limite, celui qui frise la folie Mais topos peut-il se passer ou se disjoindre de chronos sans dériver sur les marges de la culture ? Et qu’est-ce donc que la folie, sinon ce temps et ce lieu d’égarement, cet instant et cette situation de crise où, pris entre les rets d’une pulsionnalité débordante, débridée et déliante, le sujet s’absente du réel pour s’offrir en spectacle digne d’un théâtre privé ?

4. Là où la pensée se dérobe de la raison

La pensée, et de surcroît, le discours de la folie s’inscrit de fait, dans une double dis-continuité spatio-temporelle et socioculturelle. Elle prend racine dans les dys-génésies, les traumas et les contingences socioculturelles. Elle se déploie sur le terrain social et plus précisément celui du lien social, se conçoit et s’écrit dans la déformation du temps, de l’espace, de la représentation et de la perception des objets. La culture se désigne ainsi comme l’un des lieux de son engendrement. Et c’est prioritairement là que se dégagent les conditions de sonorité de la déraison, de la lisibilité d’une pensée défaillante, en biais, à l’envers ou encore « en pas de côté ». L’avènement de la folie renverse les codes et le sens de la culture. Et c’est bien en marge de ses sillons, par la raison tracée, que la folie se fait signe, interpelle la conscience normative. Par la folie, se dévoile les failles de la culture qui, à l’occasion, deviennent transparentes à souhait. Elle nous parle essentiellement de l’humain dépossédé de la conscience de sa propre existence continue. Prisonnier du pathos, il entraîne avec lui, dans sa terrifiante réclusion, le cogito et le logos quasiment insaisissables, en tentant une parole sans fond, très souvent incohérente. En désespoir de cause, le fou qui a perdu sa langue, se résout à parler en confusion de langues, reflet de la dimension de l’inconscient dont Lacan s’est ingénié à démontrer qu’« il est structuré comme un langage ».

4.1. De la polysémie comme condensation métaphorique vecteur d’images et des marges de la folie
L’usage multifonctionnel des termes « folie » et « fou » se heurte à la question du rapport entre, d’une part, les images et les marges de la folie qui reflètent une tendance à agir et à penser qui l’insinuent, et d’autre part, l’expérience de la folie reposant sur des faits psychopathologiques, des troubles des conduites, des comportements, de la pensée mais aussi du lien psychique, intersubjectif et social.
La polysémie des mots « folie » et « fou » se caractérise par la fréquence de leur utilisation ainsi que par une sorte de saturation quant à leur emploi dans nombre d’expressions langagières hors du champ lexical psychiatrique et psychopathologique. Perméable au langage courant et associé à plusieurs expressions, cette polysémie pourrait traduire la difficulté d’établir des frontières étanches entre ce qui relève de la folie pure et ce qui renvoie à ses images et à ses marges. Mais comment alors comprendre à la fois cette expansion de sens, cette diversité de sens figurés, autrement dit, la tendance du signifié à s’écarter du signifiant ?

4.2. De la condensation comme métaphore
A ce sujet, nous avons recours au concept de condensation (S. Freud, 1900, op. cit.) entendu par là comme processus de symbolisation, repris par Lacan (1956) sous le vocable de métaphore. Cette figure rhétorique empruntée à la linguistique Saussurienne et Jacobsonienne et qui intervient comme mécanisme de substitution signifiante (J. Dor, 1985), s’avère, à notre sens, éclairant pour penser les travestissements ou les différents glissements de sens des mots folie et fou, dans le langage quotidien. Si Freud identifie la condensation comme un des principaux mécanismes à l’œuvre dans l’accomplissement du travail du rêve (S. Freud, idem), ce dernier ne lui est pas spécifique, puisqu’il intervient aussi dans d’autres productions de l’inconscient (Laplanche, Pontalis, 1967, 2009) telles que la formation des symptômes, le mot d’esprit, le lapsus, l’oubli des mots, etc. (Freud, 1901 ; op. cit). D’être l’un des processus primaires caractéristiques de la pensée inconsciente, la condensation procède d’un détournement de sens, résultant d’une signification reposant sur une relation de ressemblance, de similitude ou de proximité, sans oublier que dès 1905, Freud évoque déjà l’idée de représentations par métaphores qui s’étayent les unes les autres. On comprend alors que la métaphore chez Lacan (1966) corresponde à la condensation freudienne qui, tout en évoquant la même réalité, ont surtout en commun le parti de combiner plusieurs images en une seule. C’est dire, en somme, que la métaphore consiste à se servir d’un mot dans un sens qui ressemble au sens propre mais qui est cependant différent du sens habituel (P. Fontanier, 1977), consistant au déguisement du signifiant (J. Dor, op. cit).

4.3. De l’équivocité de la chaine signifiante dans la référence à la folie
L’utilisation abusive que donne à voir la variété infinie d‘expressions faisant référence à la folie et au fou, témoignerait d’une certaine ambigüité du regard porté par la société et la culture sur ce phénomène relativement au contexte. Dans ce cadre, ces expressions déforment le sens originel de la folie. A l’image du diable ou du mauvais esprit, telle une bête féroce ou un monstre, la folie ou le fou inspirent de la peur. Surtout que, dans la folie, quelque chose de l’ordre d’une coupure se marque d’une double dimension du tragique et de la critique ou de la contestation (M. Foucault, 1961).

Conclusion

Figure monstrueuse et subversive, la folie donne une image terrifiante et odieuse de l’humain, mais surtout de l’humain devenu inhumain, pour avoir perdu la raison et le sentiment d’identité. Figure thanatique, l’éclosion de la folie embrase la personnalité, le lien psychique et intersubjectif et le lien social. Que le motif de cette écriture de l’impasse et de l’absence des limites, ait des choses à voir avec l’inscription du sujet dans la culture y compris dans le lien social, ne nous donne pas plus de matière pour saisir la complexité d’une telle irruption/disruption qui peut aller jusqu’à transformer le « fou » en « dépouille mentale » (Usomune, en punu, dans le sens de retirer, d’extirper ou d’enlever l’âme) et/ou sociale. En forçant un tant soit peu le trait, l’on peut difficilement ne pas partager le point de vue de D. Cooper (1978), qui fait allusion à ce fou présent en chacun de nous, en dépit de ce que la personne totalement normalisée ne porte en soi que le cadavre de son propre fou assassiné (Durozoi, Roussel, op.cit.). Elle apparaît non seulement comme modalité de l’être-pour-la-mort mais surtout universelle pour l’être humain, car si la médecine l’objective comme maladie mentale, la psychologie la conçoit comme psychopathologie tandis que la psychanalyse l’appréhende comme manifestation du conflit psychique (G. Amado, 1982). C’est donc, pour le clinicien, le rapport du sujet à la langue, au langage, à la culture et à la société qui donne lieu à la production des images et à l’établissement des marges qui font décider du statut de la folie nourrie de ses implicites.

A tout prendre, de quoi la folie est-elle finalement le nom ? L’on peut retenir, en définitive, que le fou n’est pas un être absolument différent des autres humains dans la mesure où, si la folie peut inspirer de l’étrangeté, elle peut tout aussi bien inspirer de la familiarité. La folie est à la fois le nom de l’audace, de ce qui est au-delà, de l’extravagance, de l’inhabituel, en deçà ou contraire au bon sens et à l’usage. Du reste, que le substantif folie ne se réduise pas à la maladie, il appert qu’il s’étend à des situations qui s’en éloignent dont celles qui dépassent l’entendement, tout comme elle peut agir comme moteur de la créativité. Et là s’ouvre une autre question qui est de savoir si le génie ne serait-elle pas de nature à présentifier certaines images et marges de la folie ?

Bibliographie

1. Ouvrages
Amado Georges, Fondements de la psychopathologie : folie, maladie mentale et psychiatrie, selon une ontologie psychanalytique, Paris, Puf, 1982.
Canghuilem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 2015.
Chiland Colette, Homo psychanalyticus, Paris, puf, 1990.
Cooper David, Psychiatrie et anti-psychiatrie, Paris, Le Seuil, 1978.
Durozoi Gérard, Roussel André, Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Nathan, 1997.
Dor Joël, Introduction à la lecture de Lacan, Paris, Editions Denoël, 1985.
Fierens Christian, Comment penser la folie ? Essai pour une méthode, Paris, Editions Erès, 2005.
Freud Sigmund, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967.
Freud Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1985.
Freud Sigmund, Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, Paris, Puf, Editions Gallimard, 1988.
Freud Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Editions Gallimard, 1985.
Freud Sigmund, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1952.
Freud Sigmund,« La tête de Méduse », in Résultats, idées, Problèmes, Tome II, Paris, puf, 2012.
Freud Sigmund, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
Green André, La folie privée, Paris, Editions Gallimard, 1990. Lacan Jacques, Les écrits, Paris, Les éditions du Seuil, 1966.
Laplanche Jean, Pontalis Jean-Baptiste, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2007.
Laplantine François, Anthropologie de la maladie, Paris, Payot., 1986.
Linton Ralph, Les fondements culturels de la personnalité, Paris, Bordas Editions, 1995.
Mannoni Maud, Le Psychiatre, son fou et la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1970.
Morfaux Louis-Marie, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980.
Oxford English Dictionary, James Murray (ed.), Oxford University Press, London, 2019.
Rauch André, Histoire de la santé, Paris, PUF, 1995.
Reynaud Michel, Jean Bergeret, Soigner la folie. Approche intégrative des soins aux psychotiques, Paris, Editions Frison-Roche, 1989.
Searles Arnold, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.

2. Articles
Birouste Jacques, « La consumation passionnelle », in Cliniques Méditerranéennes, n° 23/24, 1989, 107-114.
Gori Roland, « La passion : une folie au féminin ? », in Cliniques Méditerrannéennes, n° 23-24, 1989, 11-27.
Mbadinga Samuel, « L’icône culturelle » ou la logique de la vérité du désir », in Psychologie et culture, vol 1, n° 1&2, 1999, 19-25.

3. Documentation numérique
Dachez Roger, Histoire de la médecine : de l’Antiquité au XXe siècle, Editions Tallandier, 2012, [en ligne], consulté le 14/10/2019.
Fontanier Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, col. Champs Classiques, 2009, [en ligne], consulté le 14/10/2019.
Haesvoets Yves-Hiram, « Du concept de « folie » à celui de maladie mentale », in Les enfants des parents fous, Paris, de boeck, 2015, 17-31.[en ligne], Consulté le 05/10/2019.
Nevid Jeffrey S., Rathus Spencer A., Greene Beverly A., Psychopathologie : une approche intégrée de la santé mentale, Montréal, ERPI, 2017, [en ligne] consulté le 06/10/2019.

4. Thèse
Mbatsogo Hélène Carole Edoa,. L’accès violent dans la psychose chez l’adulte. Une étude psychopathologique au Cameroun, Thèse de doctorat en science de l’homme et société/psychologie, Université de Lorraine, 2015.

Pour Citer cet article : Samuel Mbadinga, Chimène Ntsame Mboulou, Jean Joseph Bissiemou, Marie Joseph Mouiti Mouiti ép. Ovono, Laure Nzoutsi, « Bulagu. Quelques réflexions autour des images et marges de la folie en Psychopathologie interculturelle de la vie quotidienne », Revue Oudjat en Ligne, numéro 3, volume 1, janvier 2020. Actes du Colloque international de Libreville : L’Afrique au XXe siècle. Savoirs, concepts, méthodes et doctrines scientifiques, Haut de Gué-gué, du 26 au 28 juin 2019.

ISBN : 978-2-912603-94-4/EAN : 9782912603944.

Numéro ISSN : 3005 - 7566

 

...penser l'Afrique        la penser ensemble...

[Numéro ISSN : 3005 - 7566]