ACCUEIL » PUBLICATIONS » ANCIENS NUMEROS » Les post- et les anthropologies en Afrique. Du dialogue sud/nord, numéro 2, volume 1, janvier 2019. Actes du colloque international de Libreville, du 14 au 15 juin 2018 » Articles de ce numéro

AN =  L’influence des langues nationales sur la variation endogène du français.

21 janvier 2019
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Kouassi Kpangui,
Université Alassane Ouattara,
Département de Lettres Modernes,
Sciences du Langage Appliquées Aux Discours d’Invention (SLADI ),
Côte d’Ivoire

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La Côte d’Ivoire s’est taillée une réputation pour son français de type particulier parlé par le locuteur moyen, peu ou pas lettré : c’est le français ivoirien fait d’éléments caractéristiques appelés ivoirismes. Les Eburnéens se sont donc appropriés la langue française. Ils l’ont domptée, l’ont incorporée et lui ont donné des couleurs endogènes, ivoiriennes. Le constat que l’on fait est que la pratique quotidienne de la langue française au plan endogène est influencée par la culture ivoirienne, principalement par les langues ivoiriennes dont deux des plus importantes sont le dioula et le baoulé. Cet impact est non seulement perceptible au plan syntaxique, mais surtout au plan lexical. Ce qui nous amène aux interrogations suivantes : quel impact ont les langues ivoiriennes sur les variations endogènes de la langue française ? Quels sont les items lexicaux tangibles qui attestent de l’influence des cultures ivoiriennes sur la fluctuation de la langue française en Côte d’Ivoire ? Quels sont les facteurs sociologiques qui favorisent cette interférence linguistique au plan endogène ? Existe-t-il des lois sociolinguistiques qui permettent d’expliquer un tel phénomène social ? Le premier volet de cet article consistera à déceler la présence des vocables tirés des langues ivoiriennes dans l’expression française des Ivoiriens. Dans une seconde articulation, il sera question de déceler les procédés linguistiques qui sous-tendent et favorisent cette interférence linguistique au plan endogène.


1. Les ivoirismes lexicaux comme unités fonctionnelles
Il existe, en français ivoirien, des vocables qu’on ne peut pas traduire en français standard, car cela nécessiterait des périphrases. Ces vocables, empruntés aux langues nationales, sont généralement conservés tels quels. C’est ce choix qui explique le statut d’ivoirismes des lexèmes ci-après, qui rassemblent, comme on pourra le constater, des unités relevant des domaines sémantiques variés. Il y a donc, dans l’expression française des Ivoiriens, des variétés lexicales qui sont issues de leurs langues. Ces vocables sont avant tout des réalités pensées, exprimées dans ces langues nationales, langues maternelles, avant d’être relayées par le français qui demeure malgré tout une langue d’origine étrangère, une langue qu’on apprend à l’école. De fait, il s’agit, à certains moments, d’un ensemble de vocables qui ne sont qu’une transcription en français de lexies provenant de différentes langues endogènes liés à tel ou tel aspect de la vie des Ivoiriens. Ces mots traduisent des réalités liées la vie intime de ceux-ci. Ils désignent des objets qui font partie intégrante du quotidien, voire de la cosmogonie de ce peuple. Ce qui dénote de l’identité culturelle. C’est ainsi qu’on a des ivoirismes qui émanent des différents secteurs d’activités en Côte d’Ivoire. On a donc des ivoirismes lexicaux qui ont un lien avec le transport, les aliments, l’art culinaire, le domaine vestimentaire, la pharmacopée endogène, pour ne citer que ces domaines-là.

1.1. Les particularités lexicales émanant du transport en Côte d’Ivoire
Le transport routier public de marchandises et de voyageurs en terre éburnéenne est une activité économique très développée. Il est même est au cœur de toutes les autres activités économiques (agriculture, industrie, tourisme, etc.) Depuis l’accession du pays à l’indépendance, ce secteur n’a cessé de se développer et de se moderniser, tant en ce qui concerne le déplacement des personnes que le transit des marchandises. Bref, le transport dans ce pays de l’Afrique occidentale s’est considérablement illustré. De fait, le transport routier en Côte d’Ivoire se subdivise en deux sous-secteurs : le transport routier de marchandises et le transport routier de personnes. Le premier concerne le transport de marchandises au plan national comme régional, voire international. Les véhicules utilisés pour ce type de transport sont les camions de 3,5 à 60 tonnes, utilisant le gasoil comme source d’énergie. Le second prend en compte, d’une part, le transport urbain et interurbain de personnes au plan national, et, d’autre part, le transport inter-Etats de personnes. Les véhicules automobiles utilisés ont en général une capacité de 4 à 70 places. Le transport urbain est exploité par l’opérateur public SOTRA (seulement pour le périmètre d’Abidjan) et des opérateurs privés. Le parc automobile est constitué d’autobus, d’autocars de 12 à 70 places, de taxis dotés de compteur horokilométrique, de taxis collectifs communaux ou inter communaux et de minicars. Le transport interurbain est exploité par des entreprises légalement constituées et par divers exploitants individuels qui desservent les villes du pays et les grandes villes des pays voisins. Le secteur est très vaste et se caractérise par sa pluralité d’acteurs au nombre des desquels figurent en pôle place les ressortissants malinké appelés communément Dioula. Ce sont eux les principaux acteurs de ce secteur florissant. Voilà pourquoi l’on retrouve un nombre assez élevé de mots issus de la langue dioula dans le milieu du transport en Côte d’Ivoire. Mel Gnamba et Kouadio N’Guessan ont fait le même constat. Aussi affirment-ils : « Du point de vue du vocabulaire, [le français ivoirien] intègre, dans son système, beaucoup de termes provenant des langues […] ivoiriennes, en l’occurrence du dioula et du baoulé. » (1990 : 53). Les vocables infra sont loin d’infirmer nos propos :

Le badjan [badʒɑ̃]

Ce terme, tiré de la langue dioula et présent dans la pratique du français en Côte d’Ivoire, est du genre masculin. Le mot « badjan » signifie littéralement « le long cabri ». On a ainsi l’équivalence suivante :

ba = cabri (substantif)
djan = long (adjectifqualificatif)

Employée en contexte ivoirien, cette périphrase devient un nom par hypostase et permet de désigner un camion, de marque Saviem ou Renault, de vingt-deux (22) places assises dont les rangées de banquettes sont disposées dans le sens de la marche, destiné aux transports en commun dans toutes les localités de la Côte d’Ivoire. On désigne également ce véhicule automobile par le terme de
« 22 places ».

Le gbaka [gbaka]

En dioula, le mot « gbaka » désigne « la corbeille », c’est-à-dire une sorte de panier sans anse servant à transporter divers objets, notamment des fruits. C’est donc par métaphore qu’on a donné le nom « gbaka » au minicar de transport en commun de 18 places (de marque Toyota, Isuzu ou Mazda...) en circulation à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, et à Bouaké, deuxième grande métropole du même pays. Ce véhicule est donc vu comme un panier servant à transporter, cette fois-ci, des êtres humains. Le ministère ivoirien des Transports estimant que la dénomination « gbaka » ne renvoie pas à quelque chose de valorisant pour ceux qui l’empruntent, préconise désormais l’appellation de « grand taxi », pour la désignation de ce moyen de locomotion.

Le wôrô-wôrô [wƆRƆwƆRƆ]

Le terme « wôrô » signifie « trente francs » en dioula. Par la technique du redoublement, les Ivoiriens en sont arrivés à former un mot composé, à savoir
« wôrô-wôrô », qui représente le tarif des premiers taxis communaux en Côte d’Ivoire. Ainsi composé, ce redoublement équivaut littéralement à cet autre dans lequel les composants sont des vocables français, à savoir « trente francs-trente francs ». Le tarif des « wôrôs-wôrôs » est plus bas que celui des taxis à compteur (taxis dotés de compteur horokilométrique), et à la portée de la bourse de nombre d’Ivoiriens des années 1980 à 1990. Aujourd’hui encore, on continue d’appeler ainsi cette catégorie de véhicules de transport en commun bien que le tarif ne soit plus le même : c’est un cas de fossile linguistique. Si, aujourd’hui, on voulait respecter la même logique dans la désignation de ces taxis communaux et intercommunaux, on les appellerait plutôt « .binani-nani », car la somme qu’il faut débourser aujourd’hui pour prendre place à bord de tels véhicules est de « 200 FCFA », « binani » en dioula.

Le wotro [wɔtRo]

D’origine dioula, le vocable « wotro » renvoie à une charrette à bras. Le propriétaire du de ce type d’engin s’appelle le « wotrotigui ». On obtient alors la composition ci-après :

wotro = charrette
tigui = propriétaire (de la…)

1.2. Les ivoirismes lexicaux liés aux aliments et à l’art culinaire
Des vocables particuliers ayant un lien avec les denrées alimentaires et l’art culinaire existent également en français ivoirien. Prenons et analysons-en quelques-uns.

L’attiéké [atieke]

L’attiéké est un plat ivoirien à base de semoule de manioc cuite à l’étouffée. On le désigne aussi par le terme de « couscous de manioc ». Le mot « attiéké » est une déformation du mot « adjèkè » de la langue ébrié parlée dans le Sud de la Côte d’Ivoire. Ce plat est une spécialité culinaire des ethnies du groupe akan dont fait partie le baoulé. Ce mets traditionnel ivoirien est devenu une véritable « carte postale culinaire » et a conquis le monde entier. L’attiéké est devenu, ces dernières années, une denrée qui s’exporte bien. Des pays de la CEDEAO à l’Europe, la France et la Belgique plus spécifiquement, ce mets ivoirien est apprécié et se vend à un prix accessible à toutes les bourses. Plusieurs variantes de ce produit se sont développées au fil du temps :

L’abgodjama

C’est un attiéké dont les grains se différencient des autres à leur taille. Les grains sont de grosses tailles. Cette variété d’attiéké, généralement préparée pour être consommée par les peuples lagunaires eux-mêmes, est faite à base d’une variété de manioc de qualité supérieure. Il coûte plus cher que les autres variétés. Il est donc bien souvent difficile de s’en procurer.

L’attiéké petit grain

Il est destiné au commerce et a des grains relativement plus petits que l’agbodjama. C’est le standard de l’attiéké. Cette variété est disponible sur les marchés en grande quantité et à bas coûts.

L’attiéké garba ou le garba

Cette variété d’attiéké est composée de très petits grains entremêlés, le « garba » est fait à partir de la pâte de manioc fermenté destiné à faire du placali, un autre mets à base de manioc, d’où son goût très acidulé. De plus, l’étape de roulage pour l’attiéké ordinaire est remplacée par un tamisage. Aussi, obtient-on une texture peu régulière et très agglomérée de ses grains. La remarque est que cette dernière variété d’attiéké est faite avec du manioc de mauvaise qualité, ce qui y favorise la présence des fibres. Le plat de « garba » se compose d’attiéké (semoule de manioc) et de morceaux de thon frits accompagnés de piments frais hachés et, selon les variantes, de tomate et d’oignon, le tout relevé par un cube d’assaisonnement (essentiellement le cube Maggi). La dénomination « garba » est manifestement liée au fait que ce mets soit essentiellement vendu par des ressortissants nigériens, « Garba » étant un patronyme populaire au Niger. Terminons pour dire que le « garba », qui est dorénavant l’un des plats populaires ivoiriens, est vendu dans de petites échoppes de rue généralement tenues par des hommes, de plus en plus des nationaux.

L’alloko [aloko]

Ecrit « aloko, aloco » ou « aloko », l’alloko est issu des langues du groupe akan dont le baoulé, et désigne un plat fait de rondelles de bananes plantain très mûres frites dans de l’huile de palme ou de l’huile d’arachide, et sert le plus souvent de goûter ou d’accompagnement pour un plat de résistance. En outre, il est important de retenir qu’en Côte d’Ivoire la banane plantain est principalement frite dans l’huile de palme manufacturée en zones urbaines. Dans les zones rurales, la friture se fait surtout avec de l’huile de palme à l’état brut appelée huile rouge”.

L’akpani [akpani]

D’origine baoulé, « akpani » est le terme utilisé pour désigner la chauve-souris en Côte d’Ivoire.

Le baka [baka]

Mot issu du dioula, « baka » désigne la bouillie obtenue à partir de la poudre de maïs, de fonio ou de riz.

Le foufou [fufu]

Le « foufou » ou « fufu » est un plat d’origine akan, groupe ethnique auquel est rattaché le baoulé. Ce vocable désigne la pâte comestible, solide ou molle selon le goût du consommateur, réalisée à partir de manioc, de banane plantain ou d’igname. Ce plat se mange avec un type d’assaisonnement liquide dénommé
sauce claire.

Le gnammancoudji [ɲɑ̃mɑ̃kudʒi]

Emprunté au dioula, ce vocable est usité dans le domaine culinaire ivoirien, et sert à désigner la limonade obtenue à partir du jus de gingembre.

Le déni-cacha [denikaʃa]

Le terme « déni-cacha » dérive d’une périphrase dioula. Il signifie « les enfants sont nombreux ». Par les processus de composition et d’hypostase, on en est arrivé à un nom qui permet de désigner une variété de riz bon marché consommée le plus souvent par des familles démunies. Le déni-cacha permet ainsi aux familles ivoiriennes moins nanties de se nourrir.

Le kédjénou [kedƷenu]

D’origine baoulé, le vocable « kédjénou » signifie littéralement « mélanger en remuant ». Il désigne une sorte de ragoût à base de viande d’aulacode appelé localement agouti, d’antilope, ou de poulet cuit à l’étouffée : « le kédjénou est le plat par excellence des chasseurs. »

Le kplo [kplo]

Mot d’origine baoulé, le « kplo » désigne la peau en général, et la peau de bœuf cuite en particulier. Une fois que cette peau est bien cuite, qu’elle est devenue molle et tendre, les ménagères ivoiriennes l’utilisent dans la préparation de certaines sauces, en l’occurrence la sauce graine et un assaisonnement liquide et onctueux à base de poudre de gombos séchés appelé « sauce djoungblé ».

1.3. Les ivoirismes ayant un lien avec le domaine vestimentaire
L’univers cosmétique et vestimentaire ivoirien est aussi pourvoyeur de vocables au français parlé et écrit en Côte d’Ivoire. Les différentes régions de ce pays présentent une large gamme de produits uniques par leur design et couleurs, mettant à l’honneur la joie légendaire d’y vivre. Du textile à la maroquinerie en passant par une multitude d’accessoires (bracelets, sacs à main, ceintures, etc.), l’art vestimentaire ivoirien abonde en collections. La richesse de ce domaine est telle qu’on lui a consacré un musée dénommé Musée National du Costume, créé par l’arrêté n°003 du 30 avril 1981 ; ce, sous la tutelle du ministère des Affaires Culturelles. Les termes ci-après sont loin de trahir nos propos :

L’awoulaba [awulaba]

D’origine akan, groupe dont fait partie le baoulé, « awoulaba » est usité dans le domaine culturel ivoirien. De fait, ce vocable désigne la femme corpulente, belle, avec des mensurations impressionnantes : un visage rond, une forte poitrine, un bassin très large, et surtout, ce qui importe le plus, une hypertrophie des fesses. Soulignons qu’une awalaba n’est pas à confondre avec une femme obèse. La femme awalaba a une morphologie spéciale ; seules ses fesses sont démesurées. Au demeurant, un concours de beauté dénommé « miss Awoulaba » ou « Awoulaba » (tout court), est organisé, chaque année, en Côte d’Ivoire, pour se démarquer d’un autre concours de beauté, en l’occurrence « miss Côte d’Ivoire » ; ce dernier s’inspirant des critères standard internationaux. En clair, l’objectif principal du « concours Awoulaba » est la mise en valeur des qualités physiques et morales des femmes ivoiriennes corpulentes et ayant de l’embonpoint, le respect d’elles-mêmes et de leur anatomie dans la société actuelle.

Le kita [kita]

Le « kita » se définit comme un tissu de coton, de fabrication traditionnelle, provenant anciennement du Ghana et présentant des motifs géométriques multicolores. Autrefois, cette pièce d’étoffe de qualité était réservée aux rois et aux familles nobles dont elle était un des symboles de richesse. Introduit en Côte d’Ivoire par les Abron, les Agni et les N’Zima, le pagne kita est, aujourd’hui, fabriqué par les Baoulé du département de Tiébissou, au Centre de la Côte d’Ivoire, et à Grand-Bassam (ville située à l’Est de la ville d’Abidjan, ancienne capitale de la Côte d’Ivoire) par des artisans ghanéens.

1.4. Les ivoirismes désignant des maladies ou tirés de la pharmacopée endogène
On retrouve également, dans l’expression française des Ivoiriens, des termes tirés du dioula et du baoulé désignant des maladies et des médicaments. Parmi ces vocables, ceux qui sont quotidiennement employés sont les suivants :

Le cabakrou [kabakRu]

« Cabakrou » est le nom du caillou en dioula. En Côte d’Ivoire, il désigne un savon local parce que celui-ci est aussi dur qu’un caillou. Cela a été possible grâce au processus de la métaphore. Le cabakrou est fabriqué à partir de l’huile de palme et du calcium. Il est très efficace contre l’acné.

Le croussa-croussa [kRusakRusa]

Comme nous l’avons souligné plus haut, le redoublement est une marque fondamentale des langues ivoiriennes. « Croussa-croussa » rappelle le geste que l’on fait lorsqu’on se gratte de façon insistante. Ainsi, par le processus de la synecdoque, les Ivoiriens passent-ils par ce geste pour désigner l’objet, c’est-à-dire la maladie, d’origine microbienne produisant des ulcérations tenaces de la peau. Ce terme existe aussi bien en dioula qu’en baoulé, voire dans les autres langues du pays.

1.5. Les ivoirismes ayant un lien avec la vie quotidienne
Dans la pratique quotidienne de la langue française en Côte d’Ivoire, il existe un nombre considérable de mots qui sont tirés des langues nationales et qui se rapportent aux différents aspects de la vie des peuples ivoiriens. Ces mots traduisent, de façon générale, les praxis de la société ivoirienne. De l’agriculture à l’artisanat en passant par les jeux de société, la chasse et le commerce, les termes abondent. Les lexies répertoriées infra en sont la preuve tangible :

Akwaba [akwaba]

D’origine akan, groupe ethnique auquel appartient le baoulé, le terme « akwaba » est une formule de salutation, et a pour acception « heureuse arrivée ». Aussi dira-t-on : « Lors de sa visite officielle en Côte d’Ivoire, le chef d’Etat ivoirien a souhaité le traditionnel « akwaba » à son illustre hôte, le président Mohammed VI ».

L’awalé [awale]

L’awalé est un jeu du terroir. Le mot désigne aussi l’instrument servant à ce jeu. L’instrument est constitué d’un plateau de bois taillé (on peut même creuser des trous sur le sol s’il en faut) dans lequel sont creusés deux séries de six cases en parallèle. Les joueurs, au nombre de deux (il peut avoir plusieurs joueurs), disposent chacun d’une série de six cases dans chacune desquelles ils placent quatre (4) grains, en forme de bille, du fruit d’une liane épineuse appelée scientifiquement le Caesalpinia bonduc et traditionnellement « awalé » (en baoulé). Aussi entend-on un Ivoirien dire ce qui suit : « Ce monsieur qui ne va jamais au champ est un fervent et excellent joueur d’awalé, il n’y a jamais eu d’adversaire pour l’inquiéter ».

La daba [daba]

Emprunté à la langue dioula, le vocable « daba » désigne une houe de fabrication artisanale, à court manche de bois, servant à labourer le sol ou à sarcler les mauvaises herbes.

Le dozo [dozo]

D’origine sénoufo, ethnie vivant en parfaite harmonie avec le peuple malinké communément appelé dioula, « dozo » est le nom que porte un chasseur traditionnel du Nord de la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, il existe des dozos à travers toute la Côte d’Ivoire. Leur activité originelle qu’est la chasse tend à disparaître au profit de celui de veilleur de nuit (gardiennage). Les dozos assurent également la sécurité des biens de la population dans certaines contrées du pays.

Tchoco-tchoco [čokočoko]

Locution adverbiale empruntée au dioula, « tchoco-tchoco » signifie « à tout prix, coûte que coûte, vaille que vaille », c’est-à-dire « quoi qu’il puisse en coûter ». Aussi, aura-t-on, en français ivoirien, l’énoncé ci-après : « Tchoco-tchoco, nous allons gagner le match. »

Yako [jako]

Emprunté au baoulé, « yako » est utilisé comme une formule pour souhaiter un prompt rétablissement ou pour présenter ses condoléances à autrui. C’est donc courant et à juste titre qu’on entend souvent les Ivoiriens dire à l’un de leur confrère ou consœur la phrase suivante : « Nous sommes venus te dire yako ».

1.6. Ivoirismes anthroponymiques et toponymiques
A L’instar des autres pays francophones, la Côte d’Ivoire est riche d’une multitude de cultures tout autant colorées les unes que les autres. Les régions, les réalités, les choses, les objets et surtout les habitants sont, la plupart du temps, connus sous des noms issus des différentes langues nationales. En dépit de la « précellence » de la langue française, elle n’a pas pu faire disparaître et engloutir les patronymes et les prénoms issus des langues ivoiriennes concernées à travers le présent article, à savoir le dioula et le baoulé. Ainsi trouve-t-on toujours des noms propres de personne comme « .Kéita, Ouattara, Coulibaly, Fanta, Kpangui, Konan, Houphouët, Kouadio, Affoué, Amenan » sur les extraits d’acte de naissance des ressortissants de ces deux groupes ethniques ivoiriens. D’Abidjan (Abidjin) à Korhogo (Kolgô), d’Abengourou (Abenglô) à Odiénné (Odjénin) via Bouaké (Gbêkêklô) et Dimbokro (Djégboklô), toutes les zones d’habitation, les climats, le relief et la plupart des villes de Côte d’Ivoire sont connus sous des toponymes issus des langues ivoiriennes dont le dioula et le baoulé.

2. Les causes de la présence des particularités lexicales endogènes dans l’usage du français en Côte d’Ivoire et les différents procédés linguistiques convoqués dans leur composition
Dans l’expression française des Ivoiriens, on note un emploi relativement élevé de mots tirés des langues nationales, notamment le dioula et le baoulé. Cet emploi s’accompagne également de multiples procédés linguistiques que nous nous employons à décrypter dans la présente section de cet article.

2.1. Causes de la fréquence des ivoirismes lexicaux dans l’usage du français en Côte d’Ivoire
La présence des mots comme « attiéké, alloko, badjan, gbaka, wôrô-wôrô » dans l’expression française des Ivoiriens résultent de la transcription en français de ces lexies qui sont originellement du dioula et du baoulé, deux langues ivoiriennes. Deux explications plausibles se présentent : il y a des choses et des objets qui existent en Côte d’Ivoire, et qui ne figurent pas dans la sphère socioculturelle française. Ces réalités sont donc méconnues en France. Par conséquent, il n’existe pas de nom en langue française pour les désigner. Les Ivoiriens emploient donc instinctivement et automatiquement les noms qu’ils ont de ces objets ou de ces choses en leurs langues maternelles, lorsqu’ils s’expriment en français. Ces vocables, empruntés directement aux langues nationales, sont alors conservés tels quels. En outre, les signifiants n’existant pas dans la culture française, leur désignation en langue française nécessite souvent des périphrases. Le cas échéant, les substantifs « alloko »,
« attiéké », « placali » et « dêguê » pourraient être désignés respectivement par des circonlocutions alambiquées telles que « la banane plantain très mûre frite », « la semoule de manioc cuite à l’étouffée », « la fécule de manioc cuite » et « le dessert à base de semoule de mil cuite, délayée dans du lait caillé ou dans du yaourt ». Ainsi, pour éviter toutes ces acrobaties, les Ivoiriens optent-ils pour les termes originels qui sont beaucoup plus simples et faciles à employer.

2.2. Procédés linguistiques observables dans la pratique du français en Côte d’Ivoire
Le décryptage des ivoirismes lexicaux révèle que ces morphèmes s’inscrivent dans une certaine logique. Ils sont réalisés, la plupart du temps, à partir de figures de rhétorique et de procédés linguistiques interprétables tels que la synecdoque, l’hypostase, la dérivation inverse, la composition, le redoublement et la lexicalisation.

2.2.1. Procédés linguistiques convoqués dans la formation du mot « fanico »
« Fanico » est originellement une phrase impérative en dioula, et signifie littéralement « Fais la lessive ! » ou plus exactement « Lave les habits ! ». Par les processus de la lexicalisation et de l’hypostase, la phrase deviendra une lexie et permettra de désigner un lavandier ou une lavandière exerçant son métier au bord de petits cours d’eau situés à la périphérie des villes de Côte d’Ivoire.

2.2.2. Comment en est-on arrivé au vocable « lêkê » ?
En baoulé, le vocable « lêkê » est un adjectif qualificatif et signifie « souple, élastique ». En outre, il importe de préciser qu’il est toujours employé redoublé, soit « lêkê-lêkê », c’est-à-dire « souple, très élastique ». Par le processus de la dérivation inverse et de l’hypostase, cet adjectif qualificatif devient un substantif en français ivoirien et permet de désigner des chaussures en caoutchouc très souples destinées à la pratique d’un type de jeu de football appelé au plan national « maracana ». Originellement, « Maracana » est le nom du plus grand stade de football du monde réalisé au Brésil, précisément à Rio de Janeiro (150000 spectateurs). En Côte d’Ivoire, “maracana”, qui devient un nom commun, est une variante du football. Il se joue sur une aire de jeu réduite, un terrain de handball, en l’occurrence. L’engouement pour ce type de jeu de football, qui se pratique avec sept joueurs, est tel dans le pays qu’il lui est désormais consacré une fédération ; ce, depuis le mois de septembre 2009. Elle est dénommée Fédération Ivoirienne de Maracana et Disciplines Associées (F.I.MA.D.A). Son président Bleu Charlemagne a été réélu le samedi, 16 décembre 2017 pour un second mandat de quatre ans.

2.2.3. Procédés utilisés pour obtenir le terme « yougou-yougou »
Le redoublement est un procédé courant dans les langues ivoiriennes, notamment en dioula. De fait, « yougou-yougou » est un verbe en dioula, qui signifie « fouiller, remuer ». Ce sens s’est particularisé et est devenu « choisir des articles en mettant au préalable tout sens dessus dessous, soulever les objets de façon désordonnée avant de faire un choix ». Cette façon de procéder est observée au moment où les Ivoiriens font des achats de fripes. Ainsi, par le truchement de la synecdoque, le geste (yougou-yougou [choisir des articles en mettant, au préalable, tout sens dessus dessous]) est-il utilisé pour l’objet, notamment tout ce qui concerne la friperie.


Conclusion

Les langues ivoiriennes au nombre desquelles figurent le dioula et le baoulé exercent une influence sur l’expression française des Ivoiriens. Les locuteurs ivoiriens de la langue française incorporent dans leurs discours des termes tirés des langues nationales. Il existe donc un impact réel des langues ivoiriennes sur la variation du français en Côte d’Ivoire ; ce, particulièrement au plan lexical. Ces vocables que nous appelons « ivoirismes lexicaux » sont les items qui enrichissent, de façon générale, la langue française et participent, du même coup, à l’évolution perpétuelle de celle-ci. En outre, ces particularités lexicales présentes dans la pratique du français au plan endogène reflètent la vie et la praxis des Ivoiriens, leur affectivité ainsi que leur soif permanente de désigner les êtres et les choses qui figurent dans leur univers sociologique. La présence de ces particularités lexicales dans la langue française en terre éburnéenne nous révèle que cette langue est dynamique, même hors de la France. Cet article montre ainsi l’intérêt qu’il y a pour la langue française à créer des mots nouveaux en tirant profit des richesses du français parlé hors de l’Hexagone dont un exemple tangible est celui de la Côte d’Ivoire.


Références bibliographiques

1. Les ouvrages
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2. Les articles
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3. Les thèses
Boutin Akissi Béatrice, Description de la variation : Etudes transformationnelles des phrases du français de Côte d’Ivoire, thèse de doctorat, Université Grenoble 3, 2002.
Jabet Marita, Omission de l’article et du pronom sujet dans le français abidjanais, thèse pour le doctorat, Université de Lund, Institut des langues Romanes, Études romanes de Lund 74, 2005.
Knutsen Anne Moseng, Variation du français à Abidjan (Côte-d’Ivoire). Etude d’un continuum linguistique et social, thèse pour le doctorat nouveau régime, FLSH, Oslo, Norvège, 2007.


Pour citer cet article :
Kouassi Kpangui, « L’influence des langues nationales sur la variation endogène du français. Etude sur la cohabitation et l’alternance des langues en Côte d’Ivoire », Revue Oudjat en Ligne, numéro 2, volume 1, janvier 2019. Actes du colloque international de Librevillle, du 14 au 15 juin 2018.

ISBN : 978-2-912603-95-1.

 

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[Numéro ISSN : 3005 - 7566]