ACCUEIL » PUBLICATIONS » ANCIENS NUMEROS » Les post- et les anthropologies en Afrique. Du dialogue sud/nord, numéro 2, volume 1, janvier 2019. Actes du colloque international de Libreville, du 14 au 15 juin 2018 » Articles de ce numéro
AN = Les Traces des mentalités Béti chez Calixthe Beyala et Gaston-Paul EffaNgetcham,
Pour la présente analyse, l’étude porte sur les groupes Béti du Cameroun (Fang et Eton). Il s’agira pour moi d’appréhender leurs univers comme des lieux où se trouvent des traces (valeurs, croyances, proverbes, philosophies, interdits culturels entre autres) qui jouent des fonctions, rémanentes ou changeantes avec l’érosion du temps, et permettent de reconstituer les sensibilités ou les mentalités de ces peuples à une époque donnée. Pour ce faire, un corpus de deux romans est sollicité. Je lirai Les arbres en parlent encore de Calixthe Beyala (2002) [1] et Nous enfants de la tradition de Gaston-Paul Effa (2008) [2]. Mon objectif est d’y étudier la présence des mentalités Béti (Fang et Eton). J’identifierai et interpréterai leurs marques et leurs rôles dans la construction de l’identité des peuples concernés. Suivra une exploration des changements qui surviennent au contact de l’étranger, occasion de rendre compte des réactions collectives ou individuelles mémorables, pour enfin faire une lecture qui se démarque de la simple écriture, le projet d’écriture des auteurs en quête d’un ordre ancien fondé depuis des millénaires.
D’emblée, je note que la présence des mentalités dans le texte se justifie dès le paratexte, à travers plusieurs indices comme des croyances, des valeurs, des normes, des représentations et des philosophies, qui à leur tour véhiculent plusieurs fonctions. 1.1. Le discours des paratextes La personnification contenue dans Les arbres en parlent encore nous permet de ressortir un objet, « arbres », élément de l’environnement d’un peuple vivant proche de la forêt. Sur ce site, les végétaux constituent des partenaires de la vie des humains. En outre, parce qu’ils « parlent », ils sont des gardiens de la mémoire, des protecteurs ou des confidents d’un groupe aux noms révélateurs. Assanga Djuli, Édene, Biloa, Gatama ou Osele. Dans NET, Osele se revendiquera de cette communauté : « J’appartiens à l’ethnie fang-béti » (p. 26). Ce grand groupe comprend aussi les Eton ou les Issogos que l’on retrouve dans l’œuvre de Calixte Beyala (LAPE, op. cit., p. 22). Chez elle, les arbres, objets identifiés sur le site, servent de cadre d’expression ou de déploiement des attitudes face aux défis de l’existence. Quant à Nous enfants de la tradition, il suggère un repère intégré comme une revendication qu’il sera pertinent d’observer face à d’autres manières d’être ou de faire. Le vocable « tradition » évoque un ensemble de savoirs, de croyances et d’usages qui se retransmettent sur plusieurs générations, autant de données qui constituent les piliers de la mentalité traditionaliste, celle qui entretient les valeurs de l’ordre ancien (A. Mucchielli, op. cit., p. 34). 1.2. Des valeurs culturelles 1.3. Des croyances 1.4. Représentation du temps et organisation de la société Un autre objet nodal fondamental visible dans le corpus est la richesse, ici évaluée par la taille de la famille. Un proverbe Fang l’atteste : « Modńnyeanə́ O wóg nâ akúma, vəbod [6] » . Ceci se traduit par : « Si tu entends parler de richesse, sache qu’il ne s’agit que d’êtres humains ». La peur de disparaître avec le temps sans laisser de relève humaine s’accompagne des préoccupations d’ordre matériel, et le premier fils, plus que tous les autres, est appelé à combler ces attentes. Osele le reconnaît ici : « J’étais l’aîné qui porte la responsabilité de toute sa famille » (NET, ibidem, p. 112). Au sujet de la gestion du pouvoir, il peut être confié à un seul homme ou à un groupe des personnes, selon différents critères : « hérédité, force, compétence, charisme… », (A. Mucchielli, op.cit., p. 29). Selon l’ordre traditionnel des Fang-béti est confié à Assanga et Osele, respectivement patriarche de la communauté et aîné de sa famille. Alors, l’organisation peut se faire autour d’un groupe de mendamebôt, des hommes rassemblés autour d’un ntôl, « aîné », encore appelé ésa (1965, 523 & 515) comme chez Osele qui a pour totem « l’âne ». Cette dévolution patriarcale du pouvoir consacre la préséance des hommes et le droit d’aînesse dans une mentalité selon laquelle la sagesse est aussi un corollaire de l’âge ou d’expérience des choses vues, faites ou entendues. Dans LAPE, il est détenu par le chef Assanga Djuli d’après son charisme « haut comme un baobab » (p. 8). Cette considération, construite sur une base mystique ou ésotérique, se double de son aptitude alléguée à mener plusieurs existences parallèles, entretenue par des convictions collectives : « Tous savaient qu’un des pouvoirs d’Assanga résidait dans sa capacité à se métamorphoser. Parfois, on entrait dans sa case et on se trouvait nez à nez avec un gorille » (LAPE, ibidem, p. 43). Le gorille ici est une trace qui, en plus de signaler comme le baobab l’environnement ou le cadre sylvestre de déploiement des croyances, renseigne sur les attributs du pouvoir dans cette communauté : force, grandeur, supériorité sur les autres, agilité et capacité du mâle dominant à protéger le clan contre les attaques venues des autres. Détenteur et placé au centre des pouvoirs mystiques le chef en pays Eton est « l’héritage de tout ce que [leurs] ancêtres connaissaient » (LAPE, idem, p. 7), la mémoire incarnée de la communauté. Ce schéma accorde à certaines personnes âgées une considération forte, parfois fondée sur une proximité probable avec les ancêtres : « Je dois mon droit d’aînesse à un vieil homme visionnaire ; les esprits lui avaient parlé en songe » (NET, op. cit., p. 9). En outre, l’obscurité de la nuit, tremplin pour accéder à l’invisible, se confond avec le cadre des manifestations surnaturelles dont la perception, soutenue par une flore dense, révèle un ordre des puissances occultes dans lequel les individus craignent « de réveiller les monstres de la forêt » (LAPE, idem, p. 10). Cette vision de l’univers implique une connaissance humaine basée à la fois sur le mysticisme, l’irrationnel et le rationnel, le naturel et le surnaturel et un univers caractérisé par « la fréquence et l’intensité des relations avec l’invisible » (Laburthe-Tolra 1977, 24).
La lecture de NET et LAPE a permis de mettre en relief un ensemble de traits culturels. Mais dans le processus de construction du peuple, trois principales fonctions semblent assignées aux mentalités, qui vont de l’initiation aux valeurs à la quête de la cohésion sociale en passant par l’identification. 2.1. Initiation, rituels de protection et sacrifices Chez les Fang avec le mouton (rouge) et la chèvre, comme chez les Eton, on trouve un même type de rituel qui consiste à sacrifier des bêtes. A cet égard, la couleur « rouge » des animaux symbolise le prix élevé du sacrifice. En effet, le rouge est valorisé. On le retrouve présent aussi dans le rituel d’initiation (le mvôn) au cours duquel le jeune chef est, entre autres, enduit de bââ, la poudre bien rouge de padouk (NET, ibidem, p. 42), comme une robe de guerrière [8]. Dans ce roman, Noah disait : « Les esprits ont soif » et le narrateur de LAPE, « Les dieux ont sans doute très faim » alors, en plus du coq, des œufs et de la poule, l’« on sacrifia un zébu » (LAPE, idem, p. 125). Les attitudes des personnages établissent la valeur rétributive des rites pratiqués par les individus : ils entretiennent les esprits pour la protection du groupe et quiconque enfreint un tabou publiquement reconnu doit expier son forfait. C’est aussi à ce prix que l’on s’intègre au sein de la communauté. 2.2. Du spectre permanent des interdits culturels De même, le narrateur de LAPE montre un ensemble d’interdits. Ainsi, quand le frère de la narratrice, Gatama, se suicide, la sanction est appliquée : ses parents jettent son corps aux lions et il n’a pas droit aux funérailles (p. 170). Cette réaction montre le prix élevé attaché à la vie et, de ce fait, induit l’interdiction de se donner la mort, l’humain étant au sommet de toutes les valeurs. D’où le culte voué aux autres morts dans cette communauté : alors que le suicidé n’a droit ni à la sépulture, ni aux pleurs de ses amis et proches, le narrateur de NET raconte le rituel des secondes funérailles organisées longtemps après l’inhumation d’une personne victime de mort naturelle. Il parle alors de ce rituel au cours duquel « le corps de la morte serait déterré, où l’on mangerait, où l’on boirait à même son crâne, où l’on interrogerait ce qui reste de ses os, de ses cheveux, de ses ongles, de ses dents, […] on verserait des larmes » (p. 60). Et, pour un peuple vivant près de la forêt, le gibier est une composante importante de la gastronomie ; mais sont proscrits le serpent boa [10], le lézard à tête rouge, les mille-pattes, les rats de latrine, les hyènes, entre autres. Il s’agit des animaux qu’on ne [mangeait] pas » (LAPE, 213). L’observation de cette liste d’interdits relevant de la gastronomie montre des préoccupations de deux ordres : sont exclues les espèces réputées se nourrir des déchets. En outre, le serpent boa est à l’abri de toute profanation par un peuple qui lui reconnaît un rôle de protecteur d’après une légende retransmise de génération en génération [11]. L’abstinence de ce peuple à consommer sa chair induit un sens élevé de gratitude que chaque membre devrait acquérir et conserver. En plus, la justification de cet interdit passe par un récit grâce auquel l’on remplit les veillées. Il permet donc de meubler le temps par la densification de la trame de ce récit. 2.3. Identification culturelle du peuple
Le contact avec l’autre, provoqué dans le corpus par les guerres coloniales, produit plusieurs effets, qui peuvent aller des traumatismes à l’altération ou à la disparition pure et simple de certaines attitudes collectivement entretenues, même les plus anciennes. D’où certains constats qui signalent des appréhensions clairement exprimées : « [Avec l’arrivée des Blancs], les changements autour de nous inquiétaient papa. La ville avançait, la forêt disparaissait et nos esprits verts avaient de moins en moins de place où faire leurs turpitudes » (LAPE, ibidem, p. 235). C’est là l’écho de ce qu’affirmait déjà Eloise Brière parlant des missionnaires anglais au XIXe siècle, des coopérants d’aujourd’hui, et des administrateurs allemands et français, venus « désorganiser les villages camerounais » » (1993, 7). Toutefois, des formes de résistance s’observent dans le corpus, révélant de nouvelles manières d’être ou de faire qui peuvent induire de nouvelles visions du monde. Selon Mucchielli, pour que les mentalités puissent évoluer et changer, il faut et il suffit que trois conditions générales soient réalisées simultanément. Il situe alors la première dans les différences de systèmes de pensée ou le côtoiement des philosophies, dès lors que, dans une société complexe, les différences de mentalités sont inévitables. Et le fossé des perceptions peut même se creuser entre les espaces géographiques : « Pour l’Europe, j’étais un enfant qui n’arrivait pas à grandir ; pour l’Afrique, j’étais l’aîné qui porte la responsabilité de toute sa famille », dit Osele (NET, op cit., p. 112). Ici s’opposent le paternalisme réducteur européen et la charge des responsabilités rattachées à la séniorité basée sur l’ordre de la naissance. De même, lorsque le peuple Eton fait face à une femme accusée de sorcellerie, le Français Michel Ange de Montparnasse « ne [signalera] rien d’anormal », alors, la narratrice se rend compte que « nous vivions dans des logiques différentes : la logique occidentale et la logique africaine » (LAPE, op cit., p. 184). En effet, explique-t-elle, il « était tourné vers l’ère de la raison, vers les explications conventionnelles et leurs manipulations telles qu’elles sont généralement admises dans les civilisations occidentales » (ibidem, p. 194). L’existence d’une pression situationnelle, la frustration et la contre acculturation constituent le second facteur de changement de mentalité. Il en est ainsi du peuple Eton qui subit la puissance envahissante des valeurs étrangères véhiculées par le christianisme qui s’installe progressivement : « Les Eton s’agenouillèrent pour la première fois. Fondamento de Plaisir d’abord, maman ensuite, puis les autres villageois. Nos bouches irruptèrent (sic) des « Notre Père » et des « Je vous salue Marie » » (idem, p. 135). « C’est par ce processus que les peuples Béti sont christianisés et sont de nos jours en grande partie catholiques et protestants » (T. Tolra, op. cit. , p. 525). L’éducation, tout comme la base de la promotion et de l’insertion sociale des jeunes, est désormais extravertie : « Les enfants de l’école française chantaient et essayaient à leur manière de s’agripper aux superstructures de l’esprit qu’était la civilisation occidentale afin de devenir quelqu’un » (idem, p. 251). D’où le constat d’Assanga : « Nos enfants, nos femmes et nos hommes conduisent leur vie selon l’ordre établi par les Blancs ; ils doivent respecter leur puissance et leurs machines sous peine de prison » (idem, p. 258). L’organisation sociale traditionnelle, naguère basée sur la cohésion du clan et la loi des anciens, désormais supplantée par de nouvelles autorités désignées par l’ordre colonial régnant, assiste impuissante à un phénomène croissant : l’émigration des plus valeureux, à l’image de Osele dont les propos révèlent la décapitation de son clan : « J’avais laissé derrière moi la tombe de mes ancêtres, le visage fier de ceux qui m’avaient élu chef » (NET, ibidem, p. 71). Ce changement de cadre de vie entraîne la constitution de nouvelles manières d’être imposées par la nécessité de survivre, qui fondent la mentalité de façade. Tout commence par la phase unfreezing [12]. Elle est marquée dans NET par une question rhétorique : « Ma vie pouvait-elle avoir d’autres sens que l’enfermement dans le don, pénitence interminable ? » (NET, op. cit., p. 36-69 & 162). Dans LAPE, Gono la Lune fait des reproches au Chef Assanga en rejetant les anciens repères de la connaissance : « Notre peuple a besoin d’une nouvelle source d’inspiration […] ces dessins, que lui apprennent-ils exactement sur la vie…Je veux dire en dehors des tristes prévisions astrologiques ? » (p. 238). On voit donc une remise en question des valeurs jadis consacrées par les peuples Béti. D’où l’inévitable dernière phase, celle du freezing, pendant laquelle sont érigées en système de nouvelles références implicites, construites sur des valeurs inédites au sein du groupe et qui, clairement saisies et défendues par les élites, sont des marques d’une nouvelle vision du monde qu’il faut désormais avoir. C’est le cas avec la contemplation de la mystique judéo-chrétienne et l’exploitation matérialiste de la nature, vecteurs d’un changement qui, en s’accomplissant chez les jeunes à l’instar de Osele, installe l’hybridité : « A l’heure où les Fangs bénissaient leurs morts ou apprenaient à vivre avec la nature, on m’obligeait à aller à la messe […] j’évoluais, tiraillé entre deux cultures, j’avais le sentiment d’être une noix de coco, noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur », dit Osele (NET, ibidem, p. 73). Alors, sans qu’il ne s’en rende compte, « on avait fait de [lui] un petit garçon noir qui avait des préceptes de Blanc » (idem, p. 78). Ces éléments sont des traces de ce que Mucchielli appelle « acculturation forcée » (op.cit., p. 86). Celle-ci est construite par une puissance extérieure au groupe. En effet, l’acculturation d’Osele est due à l’éducation reçue lorsque son père le confia aux missionnaires européens : « J’ai décidé de te confier aux blancs. [ …] Ils feront de toi un homme » (NET, idem, p. 71). Toutefois, cette hybridation se heurte à des oppositions manifestées par des personnages du corpus, en dépit des intentions ou des déclarations prétendument humanistes de la puissance dominante. Ainsi, alors que le Commandant français justifie la présence des colons – « pour éduquer [les indigènes] et non pour les maintenir dans l’obscurantisme » (LAPE, ibidem, p. 365) – le chef Assanga Djuli s’oppose à ce projet : « Jamais je ne laisserai éduquer mes enfants dans la foi chrétienne, s’il est en mon pouvoir de l’empêcher » (p., 131). Il en est de même pour sa fille Akouma Labondance, par ailleurs surnommée « femme-gorille », dont la « vraie résistante aux forces étrangères » (idem, p. 324) lui vaut une traque de plusieurs mois dans une région placée sous état de siège. Sa résistance fait la chasse à l’occupant étranger et Aligbatulé, le joueur de tambour, soutient « cette femme-gorille [qui] avait été envoyée par les dieux pour nous venger de l’homme blanc » et « pour tout l’or du monde il ne livrerait pas cette créature aux autorités » (idem, p. 324). Elle s’inscrit dans une attitude généralisée à tout son peuple dont l’hostilité à l’Occident est déclarée : « Nous, peuple Eton, refusions la civilisation occidentale, sans préjugés aucun, comme ça, parce qu’après tout changer nos habitudes était un lourd fardeau » (idem, p. 35). Celle du chef Assanga met en exergue des valeurs traditionnelles : « De quelle texture est donc faite l’âme des Blancs, pour détruire ainsi la nature ? » (idem, p. 235). Ces deux attitudes s’appuient sur des données que Pierre Alexandre explique à propos des Béti : « [Ils] cherchent à connaître la nature et le pourquoi des choses [et sont] dotés d’une culture philosophique et d’une certaine aptitude à la compréhension des choses abstraites » (P. Alexandre, 1965, 508). D’où l’opposition à toute mentalité matérialiste, celle qui perçoit la forêt non comme un lieu d’interaction avec les esprits, mais comme une source d’enrichissement car « le monde est une matière morte […] Les arbres ne vivent pas ; les ruisseaux ne vivent pas ; les pierres ne respirent pas et quant au reste, ce ne sont que des objets » (idem, p. 243).
Cet axe de ma lecture du corpus vise à cerner la posture des deux auteurs ici concernés, en partant du préalable ci-après : « elle se dégage des attitudes observées par les personnages ; il ne s’agit pas d’une démarche qui recherche l’image de l’écrivain [13] pour établir son identité, mais de la quête d’une manifestation collective, socle commun d’un ordre, d’une norme ou d’une orientation de groupe auxquels il souscrit ou adhère par choix conscient parce que médité au préalable. Ces données apparaissant comme l’illustration d’une évolution ou d’une fidélité par rapport à un moment de l’histoire inscrite dans des schémas conceptuels établis » (Ngetcham, 2016, 13). Calixthe Beyala et Gaston-Paul Effa font partie de la diaspora noire vivant en Europe. En inscrivant leurs textes dans le passé fang-beti, ils remontent les étapes du fait colonial. L’une évoque les contours des rivalités entre puissances européennes et les stratégies d’assimilation par l’occupant vainqueur. L’autre, à travers l’histoire d’un exilé, met à nu les difficultés de reconstruction de soi quand le risque de perdre les valeurs traditionnelles débouche sur l’impossible conservation d’un héritage culturel ancestral. Le lecteur est alors conscientisé sur les évolutions et sur les altérations des mentalités des peuples Béti de la période coloniale à nos jours, notamment avec l’individualisme manifeste et croissant chez les enfants issus de la tradition, mais exilés de leur terroir. Ces données rendent compte d’un projet d’écriture pensé pour donner une plus grande visibilité au passé dans le chaos du monde dans la mesure où les individus ayant vécu d’autres expériences en dehors de leur groupe culturel adoptent des comportements nouveaux. En effet, en étudiant les mentalités des immigrés africains en France, Nous, enfants de la tradition apparaît comme la solution face à l’instabilité identitaire, et Osele de l’avouer clairement : « Sauvé, sauvé, me répétais-je, je ne puis être sauvé que par l’écriture ! » (NET, op. cit., p. 137). Du coup pour l’exilé issu de cette communauté, l’écriture ou le roman devient un espace de connexion avec sa culture d’origine et tempère son acculturation. Elle lui permet ainsi de voyager en esprit vers ses lointaines racines, d’où ce proverbe énoncé par Osele : « Une feuille d’arbre a beau jouer avec le vent, elle finit toujours par tomber. N’oublie pas que tes racines sont ici » (NET, ibidem, p. 146). Car, « Remplacer la tradition par la liberté est un leurre » (idem, p. 163). Ainsi, Gaston-Paul Effa plonge le lecteur exilé dans un état nostalgique et pitoyable. Le rôle de la mémoire dans la reconstruction des souvenirs s’en trouve bien établi : « [Elle] ne fait pas revivre le passé, elle la reconstruit » (Maurice Halbwachs, 1925, 91). En opposant la mentalité fang basée sur le partage et le collectivisme à l’individualisme et au matérialisme qui tente Osele en France, Gaston-Paul Effa insiste sur l’interdépendance entre l’humain et son environnement : « J’avais entrepris cette halte dans le souvenir, ce voyage dans l’imaginaire. La maison familiale était là. Il me suffisait de regarder, de décrire. De parler à chaque meuble, à chaque chemin, chaque arbre, chaque insecte, chaque enfant, chaque femme, chaque homme » (op. cit., p. 131). En réhabilitant la mentalité Eton des décennies passés, Calixthe Beyala voyage aussi dans le temps, restituant au passage le rôle de la femme dans la résistance face à l’occupant. Dans cette logique, le retour aux sources constitue une donnée pour la construction de l’avenir et chaque génération peut, en tenant compte des réalités de son époque, concevoir son rapport au monde. Le texte littéraire, au-delà de sa dimension esthétique, se présente comme un document ethno-anthropologique grâce auquel peuvent être retracées des manières d’être et de faire ancrées dans les esprits des peuples. L’anecdote sert alors de prétexte pour montrer les conditions dont s’entourent la conservation, les mutations ou la disparition des mœurs, des attitudes ou des goûts observés au sein des groupes humains socialement identifiables à travers les personnages de la fiction mise en texte par l’écrivain. Par cet exercice, celui-ci se présente comme le conservateur de la mémoire collective qui sauve de l’érosion du temps un passé révolu, grâce aux traces qu’il exhume. C’est ce que font Calixthe Beyala et Gaston-Paul Effa au sujet du passé Fang-Beti, en même temps qu’ils rendent compte des effets des contacts nés du fait colonial. Leurs observations sont d’autant plus pertinentes qu’ils nous ramènent sur deux territoires : le terroir de l’indigène, occupé ou convoité par des puissances venues d’ailleurs, et la terre d’accueil sur laquelle celui-ci est désormais appelé à évoluer à la suite d’une immigration. Entre adaptation, acculturation et résistance, celui-ci doit se reconstruire, tiraillé entre la tentation d’une opposition radicale qui lui est fatale et l’incontournable itinéraire qui va du compromis à l’hybridité, seule issue possible dans un monde caractérisé par l’exigence d’une inévitable ouverture à l’Autre. De là découle le constat selon lequel les mentalités peuvent changer avec l’érosion du temps et l’appel au métissage qu’impose le contact avec l’Autre. Par conséquent, en jouant le rôle d’identification du peuple, de support de la participation sociale et d’expression d’une vision collective du groupe, somme toute, en remontant à la « conscience historique » (E. Brière, op. cit. , p. 176.), les mentalités indiquent clairement la dynamique des sociétés et l’impossible repli sur soi dans un contexte fait de migrations du nord vers le sud et inversement.
1. Corpus 2. Ouvrages et œuvres 3. Articles 4. Mémoires et thèses
ISBN : 978-2-912603-95-1. |
[1] LAPE dans la suite du texte. [2] NET dans la suite du texte. [3] Etudiant les relations qu’un texte peut entretenir avec la notion d’intertextualité, Gérard Genette précise : « Le second type est constitué par la relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par une œuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière d’insérer, bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur le plus puriste et le moins porté à l’érudition externe ne peut pas toujours disposer aussi facilement qu’il le voudrait et le prétend ». Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 17. [4] Voir la position d’Alfred de Vigny dans « La Maison du berger », Les Destinées, Paris, NRF, 1973, p. 154-164. [5] Le roman est composé de 412 pages divisées 16 veillées. [6] Information tirée de l’article de Mbarga Joseph Pascal, « la valeur de la femme dans la société traditionnelle Béti-fang », 2012, p.5. Département de Langues Africaines et Linguistique Université de Yaoundé I [7] Concept emprunté à Philippe Laburthe-Tolra dans sa recherche sur « Un tsógó chez les Eton », in Cahiers d’études africaines, vol. 15, no 59, 1975, p. 525-540. (DOI 10.3406/ cea. 1975.2584, lire en ligne). C’est un rite de purification pratiqué pour se laver d’une faute morale, afin d’éloigner de soi et du peuple la maladie ou la punition des ancêtres. [8] La mère de Gazalo chante : « Quand j’étais chez mon père// J’étais une guerrière vêtue de robe rouge » (LAPE, idem, p. 146). [9] Mucchielli ; op. cit., p.9. Etudiant les principes de référence implicites et les représentations qui guident les conduites culturelles, Mucchielli distingue les préceptes, qui recommandent ce qu’il faut faire ; mais il note aussi ce qu’« il ne faut pas faire » et qu’il qualifie de principes négatifs : ce sont les tabous culturels. Est donc tabou ce qui est interdit de contact et aussi ce qu’il est interdit de faire ou de penser. [10] La légende stipule que le serpent boa, pendant la colonisation, avait aidé le peuple Eton à fuir l’ennemi, en leur cédant son dos comme pont sur la Sanaga. [11] D’après une légende reprise par le narrateur de LAPE, le serpent boa assura la survie des Eton face à l’ennemi, en leur offrant son dos comme pont : « Nous regardâmes ce fleuve qui avait connu et servi tous les hommes depuis notre peuple qui l’avait traversée sur le dos d’un serpent boa » (p. 32). [12] Mucchielli désigne par ce terme la phase de « mise en question des croyances et des attitudes », op. cit., p. 73. [13] Lire à ce sujet Ruth Amossy et Dominique Maingueneau 2009, « Autour des « scénographies auctoriales » : entretien avec José-Luis Diaz, auteur de L’écrivain imaginaire (2007) », « Authorial scenographies » : an interview with José-Luis Diaz, author of L’écrivain imaginaire (2007), Argumentation et Analyse du Discours, n° 3 > [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009, consulté le 26 décembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/aad/678. |