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++Panade pour l’Afrique. Devoirs pour la science

14 mars 2018
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A propos de la littérature scientifique sur l’Afrique, on ne peut s’empêcher de se réjouir de la naissance survenue à Libreville de la revue électronique de publications scientifiques Oudjat en Ligne (OeL). Car, comme on dit chez nous, « lorsque le cercle de la famille s’agrandit », le souffle de vie nouveau éclaire d’une autre emprise le regard qui l’a engendré.

Au-delà de la réjouissance que peut susciter cette naissance, il faut dire que celle-ci doit son existence à la difficulté réelle qu’éprouvent les chercheurs et enseignants-chercheurs d’Afrique subsaharienne à promouvoir leurs idées à travers le support de publication traditionnel qu’est le livre, dans le continent en général, certes, mais au Gabon en particulier.

Cependant, il est étroit de ne justifier la naissance d’OeL que par cet unique point de vue. Il faut immédiatement ajouter que les initiateurs de ce projet ne visent pas moins que de constituer une plate-forme internationale dont l’objectif a posteriori, comme ils l’assument ouvertement, est de « penser l’Afrique ensemble », aux fins de mieux « se voir et se représenter » aux travers des divers paradigmes développés en Lettres, Sciences humaines et Sociales hérités d’une tradition réflexive occidentale. D’ailleurs, ces termes sont bien ambigus lorsqu’il s’agit précisément de parler du continent africain comme d’un objet scientifique. Car, le statut épistémologique de la science Afrique prête toujours à confusions.

Dans la plupart des cas, les universitaires continentaux eux-mêmes n’ont pas toujours mis à leur propre profit, voire au profit de l’Afrique, la puissance imaginative et créatrice dont procèdent les sciences humaines et sociales en tant que systèmes théoriques de pensée, mais aussi en tant que pratiques sociales et anthropologiques. Dans une publication datée de 2012, j’insistais déjà sur le double enjeu cognitif qui entoure les productions scientifiques sur l’Afrique perçue comme un objet de questionnements divers et variés [1] ; ce que les initiateurs d’OeL déclinent sous les notions d’« Afrique-objets » ou d’« objet-Afriques ». Entendu par-là que le continent demeure au centre de quêtes indifférenciées dont la prétention à l’universalisme relève d’« arrière-plans d’immanence », beaucoup plus souvent idéologiques qu’épistémologiques, et déterminés par le marché mondial des savoirs.

En effet, nombre de chercheurs internationaux ont construit leurs plans de carrière scientifique dans de dénégations légitimantes, niant à l’occasion la pertinence des épistémologies développées dans les universités subsahariennes. Souvent, à titres personnels et avec la seule visée de passer pour les seuls spécialistes crédibles d’une Afrique dont ils ignorent volontiers le potentiel scientifique.

Cette tension est d’autant plus fondée que les chercheurs africains eux-mêmes ne perçoivent toujours pas la pertinence anthropologique de la recherche scientifique dans leurs universités et dans leurs laboratoires. En particulier, en usant de leurs publications comme des miroirs aux alouettes, essentiellement destinés à l’autosatisfaction ou à des fins de carrières scientifiques, administratives voire politiques, d’une part. D’autre part, plutôt à leurs âmes qu’à leurs consciences, ils se spécialisent beaucoup plus souvent par la reproduction (Bourdieu) non distanciée des paradigmes dans lesquels ils ont été formés ; les desseins de ces pratiques étant épistémologiquement parlant aussi ambiguës qu’illisibles. Le fait est qu’ils légitiment des positions subalternes pourtant réfutées.

Or, ces faits courants dans la sociologie de la production des savoirs déployés dans le continent démontrent que nous devenons, chacun en ce qui le concerne, des « anthropologues-traducteurs » des temps modernes, ou si l’on préfère, des « traducteurs des sciences humaines » et de leurs développements contemporains dans la postcolonie africaine. A ce titre, nous fournissons les corpus empiriques, transcriptions de nos réalités, à nos collègues occidentaux qui les utilisent aux fins de systématisations théoriques elles aussi parfois ambiguës. Voilà pourquoi les sciences humaines et sociales développées dans le continent demeurent toujours des sciences de la traduction sociale et anthropologique des épistémès occidentales appliquées à l’Afrique, les données acquises permettant de renforcer à l’occasion les discriminations et l’érection de postures magistrales servant à construire ou à renforcer des légitimités théoriques.

La revue OeL veut dépasser ce double emprisonnement des épistémès hérité de l’anthropologie coloniale et de ses cognitivismes (V. Y. Mudimbe, E. Saïd). En cherchant à « Penser l’Afrique ensemble », elle formule le vœu d’inciter à voir les paradigmes de recherche en Afrique sous un angle différent. Il s’agirait alors de questionner la portée des concepts et des méthodes selon des approches débarrassées de préjugés et d’un subjectivisme scientifiques anthropologiquement marqués.

Pour les initiateurs de cette revue numérique, cette inflexion est plus qu’un vœu. Elle correspond exactement aux efforts de conceptualisation du site qui ont conduit à lui donner un visage d’intermédiation. Voilà qui explique l’orientation de ce premier numéro. En effet, pour en composer les volumes, il a été demandé aux différents auteurs de réfléchir sur le thème : « Savoirs endogènes et développement en Afrique ». Le contingent de contributions recueillies pour le constituer demeure de loin le plus significatif, aussi bien en termes statistiques qu’en termes heuristiques. S’y développent des interrogations assez importantes sur l’avenir des sciences dans le continent et sur le devenir de l’Afrique elle-même.

Les articles du second volume regroupés sous l’intitulé générique : « Figures épistémologiques de l’Afrique contemporaine » sont également de bonne qualité scientifique et apparaissent bien variés en raison des choix individuels de publication. A tout le moins, ils manifestent des appréhensions multiples d’un même : l’« Afrique-objets ». Quant au volume Hors-série, il est identifié sous le titre : « Questions autour des paradigmes africains ». Essentiellement constitué de publications au départ diffusées par d’autres revues africaines subsahariennes, on y trouve également une contribution originale venue des sciences politiques/économiques. Le Comité Scientifique d’OeL a jugé significatif de les associer à l’offre de contributions originales mises en ligne en ce qu’ils contribuent pertinemment aux échanges sur les « savoirs endogènes » en Afrique.

Voilà donc le débat ouvert, que l’on souhaite d’ores et déjà productif, contradictoire, scientifique et pertinent. Au lecteur de trancher et d’affirmer sa position !

En faisant de la contradiction non seulement une des valeurs essentielles mais aussi la pierre angulaire du débat, la revue OeL veut créer un espace d’échanges et de prises de parole, une plate-forme en somme dont la vocation ultime est de créer un réseau mondial de spécialistes de l’Afrique en vue d’organiser de rencontres constantes dans le continent ou ailleurs, en tant que de besoin. La perspective est ainsi ouverte sur 2020, année importante dans l’agenda de l’éditeur, puisque nous espérons organiser à Libreville un Congrès Mondial sur l’Afrique. Le thème retenu est le suivant : « L’Afrique au XXIe siècle. Intelliger l’Histoire, maîtriser l’Avenir ». Un appel à contribution dédié sera diffusé dès novembre prochain, à l’intention des futurs contributeurs et convives de cet événement que nous souhaitons historique.

En attendant, je me fais le devoir de remercier l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) qui, grâce au Campus Numérique Francophone de Libreville (CNFL), soutient cet ouvrage maintenant en devenir, donnant ainsi « du sens au sens » (S. Labou Tansi).


Joseph Tonda*,
Socio-anthropologue,
Responsable du Comité éditorial.

[1« L’impossible décolonisation des sciences sociales africaines », Mouvements, n° 72, p. 108-119. Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.

 

...penser l'Afrique        la penser ensemble...

[Numéro ISSN : 978-2-912603-96-8]